Les identités gigognes de Romain Gary

Romain Gary ne peut s’en prendre qu’à lui-même. À force de s’être sans cesse inventé de nouvelles identités et d’avoir forgé celles des autres, il aura créé un phénomène de centrifugeuse littéraire où l’homme et ses mots s’échappent à l’infini, à mesure que les exégètes et narrateurs les remodèlent pour qu’ils leur ressemblent. Là où il est, Gary rit-il ? Jaune peut-être, mais il devrait. Car, éternel fugueur, il ne se possédait pas lui-même : à la question « Ce que je voudrais être » du questionnaire de Proust, il avait répondu, en 1967 : « Romain Gary, mais c’est impossible. » Trois parutions récentes témoignent par leurs tentatives, leurs paradoxes ou leurs failles de cette double impossibilité : être Gary et le saisir.


Paul Pavlowitch, Tous immortels. Buchet-Chastel, 480 p., 23,50 €

Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar. Monologue contre l’identité. Grasset, 96 p., 12 €

Kerwin Spire, Monsieur Romain Gary. Écrivain-réalisateur, 108, rue du Bac, Paris VIIe. Babylone 32-93. Gallimard, 240 p., 20,50 €


À chacune et chacun son Gary. Il y a celles et ceux qui s’approchent par la bande. En 2017, Laurent Seksik se concentrait sur une journée de l’enfance de Roman Kacew à Vilnius et, à partir de la figure du père, dévidait en une fiction la vie et le monde du futur Gary. La même année, arguant que tout est faux ou presque même dans l’autobiographique Promesse de l’aube, François-Henri Désérable choisissait un personnage secondaire du roman, un habitant de cette même Vilnius et lui construisait une existence. Mais, renversant le contrat classique de la fiction biographique, il ne cachait pas qu’il cherchait surtout à se raconter. Magnanime, non sans humour, il payait malgré tout son dû : « Est-ce que, parlant de moi, ce n’est pas de lui que je parle ? »

Trois livres racontent les identités gigognes de Romain Gary

© CC BY-SA 2.0/Natasha Mayers/Flickr

Cet humour, Delphine Horvilleur le pratique en toute décontraction dès le titre de sa fable sous forme de monologue théâtral, sur scène et en ouvrage depuis septembre 2022 : Il n’y a pas de Ajar. Et elle pousse l’invention sur le dos de Gary jusqu’à inventer un fils à son double, Ajar, qui n’a pas existé. À lui donner une filiation. Mais aussi une généalogie. Dans une préface qui donne à l’ouvrage son sens, elle tire le fil de la judéité de Romain Gary, qui refusait de la mettre en avant, pour nouer le lien avec ce qu’est cette judéité à ses propres yeux : une résistance à être enfermé dans une « définition définitive », le manque d’un « truc pour être vraiment soi » (l’effet symbolique de la circoncision, s’amuse-t-elle dans son monologue). Et la capacité, portée à son comble chez Kacew-Gary, d’être autre : en hébreu, un autre ou l’Autre se dit Ah’ar. Si proche d’Ajar. Tandis que Gary, écrit en hébreu, « signifie quelque chose comme […] “l’étranger en moi” ». Dans Gary et son jeu d’identités multiples, Horvilleur voit la personnification de sa propre lutte contre les assignations mortifères – ethniques, religieuses, raciales. Née l’année même où Gary crée Ajar, « l’autre », elle lui fait littérairement un enfant dans le dos et, le portant, part au combat avec son modèle en étendard. Elle s’approprie Gary dans sa dimension même d’être inappropriable.

À distance de ces inventions gigognes par lesquelles, au-delà de la mort, le sujet s’auto-génère, Kerwin Spire, dans une trilogie dont le deuxième tome vient de paraître, tente de ramener le romancier dans un décor où sa vie ressemblerait à une balade au musée Grévin : on y voit Gary passer et poser de pièce en pièce, converser avec Malraux et ses chats, fumer un cigare cubain devant les Kennedy, arborer son uniforme de capitaine d’aviation de la dernière guerre aux obsèques de Charles de Gaulle. Les dialogues et les mouvements de ce docufiction écrits par Spire qui a donné des analyses bien plus fines dans l’édition de Gary dans la Pléiade sont à l’avenant : ni vrais, ni faux, composés à partir de documents comme on tente des copies d’œuvres d’art originales. Ce n’est pas l’autre que Spire semble chercher, mais le même : fixer le portrait fidèle d’un homme qui, toute sa vie, aura pourtant été infidèle à lui-même jusqu’au suicide où, figé, son corps aura libéré à jamais son âme. Envolée, comme l’écrit Paul Pavlowitch dans Tous immortels. Cerf-volant (le dernier roman de Gary publié de son vivant s’intitule Les cerfs-volants) sans fil. No strings attached, comme on dit en anglais.

Trois livres racontent les identités gigognes de Romain Gary

Alors, où trouver Gary ? Surtout et bien sûr dans ses livres dont les titres seuls parlent déjà de lui, comme le souligne Maxime Decout dans l’album Romain Gary de la Pléiade (2019) : Le clown lyrique, Les mangeurs d’étoiles. Mais, comme l’écrit aussi Decout dans le même ouvrage, Gary est également l’auteur d’une « vie-œuvre » où il aura cherché à façonner sa persona – ce masque-porte-voix du théâtre latin – comme il le faisait pour ses personnages de roman. Dans cette vie, Paul Pavlowitch aura joué le rôle de double ou de doublure en assumant de faire semblant d’être Émile Ajar. Il aura donc aussi été le masque de Gary.

Gary, ou plutôt « Romain », comme Pavlowitch l’appelle tout au long de ses mémoires. Car sous le masque se niche le petit-cousin, et sous les masques bat une vie au jour le jour, se débat une famille fantasque et grouille un monde fragile. Les faiblesses se lisent à fleur de peau, les drames n’éclatent pas mais mûrissent au fil des années, les animosités se rachètent par des élans de générosité tout aussi impulsifs. Les secousses de l’univers extérieur et de son histoire s’éprouvent au ras de ces hommes, femmes, enfants humains, très, trop humains.

Le milieu est imprécis, un amalgame cosmopolite de marginaux qui ne savent pas trop qui et où ils sont : des Juifs qui ne vont pas à la synagogue, des Russes qui sont en réalité lituaniens, des Américains en rupture de ban ou en échappée libre (Jean Seberg, William Styron, James Baldwin, James Jones), peu de 100 % français dans cet entourage, aucun « pur-sang ». Une constellation presque interlope : on ne sait si les couples sont à deux ou à trois, qui sont les pères de qui, et Gary comme Ajar lui-même apparaît comme un « tricard » : « Émile est un clandestin, il ne peut apparaître. – C’est un tricard ? – Oui, exactement ! Tricard ! […] Émile est en cavale ! ».

Trois livres racontent les identités gigognes de Romain Gary

Paul Pavlowitch © Ed Alcock

Chacun est ou joue le fantôme de l’autre. Les identités sont gigognes, mais on ne sait plus qui cache qui : Gary refuse à Pavlowitch d’exister mais a besoin de lui pour faire vivre Ajar. Jean Seberg quitte Romain mais Romain la suit car il sait qu’elle est la femme qu’il serait s’il en était une. Boris, un jeune assistant rencontré sur un tournage, partage la vie de Paul et de sa femme et personne ne brise cet équilibre précaire parce que chacun est une partie de l’autre.

Et l’on se demande finalement si ce portrait tremblé, flou, en forme de puzzle éclaté, n’est pas celui qui convient le mieux à l’homme Romain Gary. Non pas pour le cerner, mais pour le brouiller de tout ce qui le composait : les autres, ses proches, ses amours, ses passades, ses journées et ses nuits à survivre à lui-même en écrivant, ses faiblesses, ses foucades, et, sous lui, toute cette terre où il aura tenté en vain de s’enraciner et qui fuyait autant qu’elle lui glissait des doigts. Fuyait. Tricard, tricard ! Le monde et le temps sont aussi tricards.

Jean-Pierre Orban est écrivain et chercheur.

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