Les dessins d’Albert-Edgar Yersin (1904-1985) sont moins connus que ses gravures ou ses peintures. Les voilà réunis pour la première fois dans un épais et fort beau livre qui laisse le regardeur rêveur.
Albert-Edgar Yersin, Je dessine et je m’obstine. Textes de Sébastien Dizerens et Frédéric Pajak. Les Cahiers dessinés, 176 p., 39 €
D’où viennent les dessins d’Albert-Edgar Yersin, graveur de son état, peintre à ses heures, sculpteur encore ? Des pays qu’il habita successivement (naissance en Suisse, enfance aux États-Unis, adolescence à Santiago du Chili puis retour à la case départ) ? Ou bien de l’amour immodéré d’une mère, Mathilde, qui croyait son fils « capable de traverser l’Atlantique à la nage » ? Ou encore de l’absence du père, qui meurt alors qu’il n’a que deux mois et qu’il ne verra donc jamais ?
Toujours est-il qu’on peut décider de suivre la main première, qui se met en branle sans jamais s’arrêter ou presque, pratiquant le dessin comme d’autres tiennent un journal, au jour le jour (quel beau titre, et programme, que ce Je dessine et je m’obstine). Ou choisir de s’en remettre à la main deuxième, comme l’image d’une source intarissable, une naissance à chaque fois recommencée. Ou se tourner vers la main troisième, lorsque celui qui la conduit succombe à l’irresemblance, changeant les formes en d’autres formes.
Mais on peut aussi tenir la main là où elle se trouve le mieux, à l’embouchure du rêve, et se laisser aller avec elle à la contemplation, ou dérive du regard. Aidé en cela par une mine de plomb légère comme l’air…
Voyez ce dessin : « Rue de la Charité près Poste Bellecour, Lyon » ; on chercherait en vain la trace d’un tel paysage dans la réalité. C’est qu’il vient d’ailleurs, d’un extérieur intérieur pourrait-on dire, et qu’il se retrouve sur le papier comme chantier enchanteur : des centaines de petits pointillés décorent le sol, comme une ponctuation magique.
Arrêtez-vous devant ces « Sapins en pente douce » ; levez les yeux. Le regard cesse de regarder, rêve soudain la célébration d’une noce, ou d’une danse, ou d’une vague, ou d’une île. L’impression est identique pour « Les arbres font le paysage » ; une forme naissante en appelle une autre, on dirait que le dessin accouche de la nature qui accouche d’elle-même…
« Peut-être qu’on naît […] avec cette sûreté dans le choix des moyens. Avec cette merveilleuse intuition de l’expression adéquate. La main si absolue déjà tout prête dans le ventre de la mère. » Yersin n’est pas d’une école ou d’un courant. On a pu le dire héritier des symbolistes, continuateur du surréalisme, mais on préférera le définir comme peintre en lui-même, opérateur de ses visions, lesquelles sont tout sauf abstraites. En témoigneraient ses premiers portraits dans les années 1930, qui flirtent avec le grotesque : têtes vivantes, gestes virevoltants, mains extravagantes, corps corpulents, traits divagants…
Yersin ne dessinait pas, il éprouvait ce qu’il dessinait : « Je voudrais m’enfoncer dans du trèfle, me coucher tout nu dans la forêt et sentir glisser les jeunes branches sur mon corps. » D’où peut-être cette impression de dessins en gestation permanente, comme ce « Paysage cellulaire », sorte de corps qui s’abrite dans la profondeur d’un autre corps.
Le moment-clé pour Yersin, c’est l’année 1955, où il va amoureusement rejoindre Henriette Grindat à Venise. « Un nouvel art de la délicatesse naît dans la cité des Doges », écrit justement Sébastien Dizerens. « Il marque le début de la manière dont Yersin va enregistrer les remous du visible, et mettre désormais son imaginaire foisonnant au service des structures les plus intimes. » Faire entrer l’extraordinairement grand dans l’infiniment petit, le nuage dans un trait, l’eau dans une trace. Comme une image qui coulerait enfin de source.
Les dernières œuvres, « Glacier et moraine », « Montagne », « Buissonneux », « Bouquet de canopée », « La pierre la terre », sont tout de finesse et de maîtrise. Le dessin se fait plus que précis, précieux, il est devenu écriture naturelle. Tels ces « 9 peupliers » au corps gracile. On dirait des plumes qui attendent qu’une main, toujours la main, se saisisse d’elles, les caresse dans le sens du rêve. Ou de l’air.