Retour à la chose même

Quoique la renommée de Jean-Louis Chrétien (1952-2019) ne bénéficie pas d’une extension considérable, elle va de pair avec une admiration unanime de ses lecteurs, même de ceux qui ne partagent pas sa foi. Ce recueil d’une dizaine d’articles parus en revue du vivant de leur auteur tire son unité de la question de la parole, pensée au point de rencontre entre la démarche phénoménologique et la foi chrétienne.


Jean-Louis Chrétien, Parole et poésie. Minuit, 224 p., 24 €


Quand Jean-Louis Chrétien est parvenu à maturité, Merleau-Ponty était mort, l’existentialisme sartrien ne constituait plus l’horizon indépassable de la philosophie vivante, Heidegger n’était pas encore la grande gloire de la pensée en France. L’heure était plutôt au structuralisme. Se référer à la phénoménologie était donc suivre un chemin peu emprunté. On y a d’autant moins de chances d’être suivi par la foule que la pensée de Husserl est réputée pour sa difficulté d’accès qui la réserverait à des professionnels. Le paradoxe veut que celle-ci soit due non à une volonté d’abstraction mais, au contraire, à un effort pour s’approcher le plus possible de la réalité concrète. Le mot d’ordre est en effet de retourner à la chose même (zurück zu Sache selbst). C’est le langage ordinaire qui est abstrait en ce qu’il ne retient de chaque chose que ce qu’elle a de commun avec toutes celles auxquelles peut être donné le même nom.

Parole et poésie, de Jean-Louis Chrétien : retour à la chose même

Jean-Louis Chrétien en 1987 © CC4.0/Jerfa/WikiCommons

D’une chose précise, on ne peut en toute rigueur dire tout ce qui la singularise, puisqu’il faudrait un discours infini pour rendre compte de chaque détail jusqu’au moins significatif, le plus anodin. Aristote raconte que Cratyle, un disciple d’Héraclite, en avait conclu qu’il n’y avait d’autre possibilité que de montrer du doigt en silence la chose particulière dont on se préoccupe à un moment donné. De même que les mathématiques commencent avec l’effort d’effectuer des opérations infaisables en principe, comme d’extraire la racine carrée d’un nombre qui n’est pas proprement un carré, la philosophie proprement dite est née de la volonté de compromis, la recherche d’une voie entre les deux absolutismes héraclitéen et parménidien. Parler quand même. Ce fut Platon à l’origine ; ce fut aussi Husserl au XXe siècle.

Lisant le fondateur de la phénoménologie, Jean-Louis Chrétien trouve dans sa réflexion l’idée qu’il revient à la poésie de dire ce qu’il en est de la chose même.  Pas toute poésie, sans doute, mais celle qui pourrait reprendre à son compte le titre de Francis Ponge et adopter le « parti pris des choses ». Une poésie qui s’attache plus aux images suggérées par les mots qu’au rythme que leur phrasé crée. C’est alors que « l’œuvre d’art donne à voir tout autant, voire plus, que le réel ». Cette remarque, inspirée de Husserl, s’applique certes à la peinture mais également à la poésie ou à la littérature. Proust est ainsi fondé à dire que ses lecteurs seraient « les propres lecteurs d’eux-mêmes », son livre « n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants » d’opticien.

De façon peu surprenante puisque la phénoménologie husserlienne est la source commune, on n’est pas très loin ici du Heidegger d’Acheminement vers la parole. La séparation s’opère à l’étape suivante, quand Chrétien s’interroge sur l’origine de la parole – non de telle ou telle langue, mais du passage du cri animal à la voix humaine. On voit mal Heidegger écrire une phrase comme : « Cette habitation patiente de la voix humaine qu’est la poésie ». Le marcheur de Todtnauberg est plus sensible aux arbres qu’aux oiseaux. Méditant sur le cri, Chrétien se retrouve dans la réflexion poétique d’Yves Bonnefoy et sa poétique du cri, étant entendu que « nommer ou dire le cri n’est pas crier, c’est nommer ou dire ». Il y a certes quelque chose de glaçant et de terrifiant à entendre les cris des oiseaux comme ceux de « charognards de l’humaine parole ».

Parole et poésie, de Jean-Louis Chrétien : retour à la chose même

© CC BY 2.0/Pedro Ribeiro Simões

Le chapitre consacré à la poétique du cri figure à l’articulation du livre, à la fin de la partie intitulée « La parole poétique », et avant que ne soit en question « La voix humaine ». Si celle-ci n’est plus cri, qu’est-elle et d’où vient-elle ? On quitte ainsi la phénoménologie husserlienne, et même des poètes dont le parti pris des choses pouvait être matérialiste, pour une mystique chrétienne. Celle-ci se distingue d’autres mystiques comme pouvait être celle de néoplatoniciens par le fait que, dans son expérience mystique, le chrétien entend une voix divine alors que le silence ultime d’un Plotin ne lui fait rencontrer aucun être. Même si la parole entendue par le chrétien pourrait n’être qu’une voix et pas forcément celle du Créateur de tout ce qui est, c’est quand même une voix. Une personne.

Au bout du compte, cette méditation d’un poète sur le sens que prend toute parole digne de ce nom enrichit même ceux qui n’espèrent pas entendre une voix divine. D’abord parce qu’ils comprendront mieux ce que peut être la mystique chrétienne. Ensuite parce que c’est aussi de la lecture qu’il s’agit, cette conversation entretenue dans la solitude avec des absents rendus ainsi présents à qui elle offre « la seule véritable métempsychose ».

Tous les articles du numéro 172 d’En attendant Nadeau