« Gracq inédit », annonce le bandeau qui accompagne la couverture d’un vert gaélique « dont le nom et le domaine géographique m’enchantent ». Ce livre est le quatrième inédit de Julien Gracq publié depuis sa disparition en 2007. EaN a suivi avec attention et plaisir ces opportunités. Certes, elles s’affranchissent du fait que l’auteur a signé en 1995 le BAT (Bon à tirer) de ses Œuvres complètes dans la Pléiade. Mais ces suppléments d’outre-tombe ont permis aux gracquiens, seniors survivants et fidèles, de retrouver ce que le dernier ouvrage publié appelait des Nœuds de vie.
Julien Gracq, La maison. Corti, 84 p., 15 €
Au seuil de La maison, le lecteur s’interroge sur cette « apparition » éditoriale. Les deux états du manuscrit attestent, par leur graphie, la main de l’auteur. Ils portent le sceau du département des manuscrits de la BnF, lieu de dépôt qui ouvrira plus largement ses cartons pour une prochaine exposition. Cet autographe n’a pas été confié à une bouteille à la mer comme ce manuscrit d’Edgar Allan Poe que le jeune Louis Poirier a lu vers quinze ans. La postface situe entre 1942 et 1946 ce projet d’écriture et son inachèvement, donc du temps de l’Occupation, où il rédige ses Manuscrits de guerre, les poèmes de Liberté grande et Un beau ténébreux, son deuxième roman. L’essai sur André Breton puis l’appareillage vers Le rivage des Syrtes relègueront ensuite et définitivement ce projet.
Le récit s’ouvre sur l’évocation du moment : « En ce temps-là, qui était celui de l’occupation allemande… » et d’un parcours répété dans « un car fourbu, enfermé, surpeuplé ». Le jeune voyageur, « debout dans le couloir central où les voyageurs s’imbriquaient », guette « à un tournant de la route le débouché maintenant bien connu d’un chemin creux ». L’amorce du récit par un travelling (Gracq a reconnu que Balzac, au début des Chouans, a introduit dans le roman le « travelling aéropanoramique ») ne surprend pas le lecteur familier de l’œuvre. Dès Au château d’Argol, la fiction gracquienne a eu recours à l’approche d’un personnage mobile qui permet de donner au récit, plus qu’un décor paysager, un milieu, entre sol, ciel, relief et végétation : le chemin creux sinue sous « un ciel voilé et immobile d’un jour d’octobre » sur une « terre gâte » dans « la friche la plus rebelle à la hache, la plus abandonnée qu’on pût voir », où siège « la construction inattendue ».
Le récit se construit lui-même autour de la maison, sa matérialité envisagée d’abord à distance depuis la route et les points de vue que le trajet ménage. Il se poursuit à proximité, prend les « allures d’une enquête de police » traquant les signes d’abandon ou d’usage. Puis, sur une table dans le jardin, les restes d’un repas pour deux convives signalent une présence. Laquelle sera confirmée par « la voix d’une femme qui chantait » dans une pièce, puis à « un balcon » la « pointe de deux pieds nus », la « chevelure défaite d’une femme », un « manège érotique » est lancé. Que l’inachèvement suspend et confie à la pénombre d’un tiroir.
Les 28 pages imprimées, les 26 pages des deux états du manuscrit, complet, forment un dossier qui permet au curieux de pousser la porte de l’atelier où « gîte » l’œuvre naissante d’un trentenaire revenant de captivité. Dans un entretien avec Jean Roudaut, Gracq a confié : « Je n’aime pas montrer mes manuscrits. En partie parce qu’ils sont une fausse cuisine, farcie d’ajouts et de ratures parfois trompeuses en ce que j’ai tendance, après avoir écrit un mot, à le rayer aussitôt pour aussi bien souvent le rétablir, comme si j’avais besoin de beaucoup de noirs sur ma page ». Le premier état manuscrit de ce texte atteste de ces pages initiales, le second montre l’éclaircie d’une mise au net soignée, feuillets numérotés, avec les mots soulignés, voués à l’italique (si impression). Écritures d’écrivain, scribe d’avant Word, antérieures à l’avènement du traitement de texte qui efface les traces des hésitations, essais ou remords.
En tête du premier manuscrit (ci-dessous), distinct du corps du texte, une vingtaine de lignes commençant par un titre : « La maison du taillis ». Puis on déchiffre (la loupe est utile !) le synopsis du texte à venir : lieux et moments du récit, état du ciel, sons, voix, tensions (« serviette blanche », « vin ou sang »). On tient là ce que Gracq, quarante ans plus tard, désigne dans En lisant en écrivant comme le sujet : « une sorte de modèle réduit, à la fois simple et éminemment expressif, capable de tenir dans le creux de la main […] Le sujet avec lequel on a le sentiment que presque tout vous est donné d’un coup, puisque dans le chaos émouvant et aveugle qui vous habitait, brusquement les grandes masses d’ombre et de lumière se disposent, les chemins confluent, les forces se rassemblent ». Cet incipit manuscrit est une contribution précieuse, il nous donne une version vivante du sujet par l’auteur lui-même. Le taillis (ici élagué, a posteriori) reviendra, dix ans plus tard, dans la forêt qui cernera la maison (dite forte) du balcon.
La lecture du texte nous montre presque à l’état natif ce que seront les « matériaux, bons conducteurs de l’imagination » des récits gracquiens : la terre gâte, les lisières, la friche en attente de fiction, la concrétude de la pierre et de la végétation, la maison isolée dont la vacance est suspendue, les figures féminines qui y animent un « manège érotique » (de Heide d’Argol, à Irmgard de La presqu’île, sans oublier Mona du Balcon).
La nouvelle est tendue par un fil descriptif. Celui-ci part de « la route nationale qui commence ici à descendre doucement à travers les étendues de plateaux bas largement ondulées ». Il passe par la maison blottie dans son taillis. Le fil s’achève par « la masse ondée, prodiguée, fabuleuse, déployée comme une draperie d’une longue chevelure blonde, la chevelure défaite d’une femme ». Pierre Michon reconnait à Gracq « une prose très visuelle, qui hallucine le lecteur ». Gracq, qui appréciait Michon, explique ce parti pris visuel descriptif : « Ayant toujours partie liée en profondeur avec une dramaturgie, la description tend non pas vers un dévoilement quiétiste de l’objet, mais vers le battement de cœur préparé d’un lever de rideau » (En lisant en écrivant).
Gracq a relevé « le beau titre de Cingria, Bois sec bois vert » pour retenir d’une œuvre « les seuls rameaux où la sève monte encore ». La maison recèle nombre de ces greffons, mais il faut lui reconnaitre un porte-greffe : la Maison Usher de Poe à laquelle il se réfère dès « l’Avis au lecteur » du Château d’Argol. Le cavalier qui s’approche « dans une étendue de pays singulièrement lugubre en vue de la mélancolique Maison Usher » (Poe, traduit par Baudelaire).
L’incipit note : « Les coups de feu en période d’occupation allemande évoquent l’idée d’une frontière » : car la fiction ne doit « pas couper tout lien de l’œuvre avec les annales de son temps », comme il l’écrira dans En lisant en écrivant. Le lieutenant Poirier est un convalescent de guerre et de captivité ; l’écrivain Gracq reprend pied par cette courte nouvelle, mais l’heure reste allemande comme il l’écrira aussi dans Liberté grande.
Cette Maison inédite offre un jeu de piste, de correspondances avec les clés de lecture que Gracq a lui-même tendues, notamment dans En lisant en écrivant. Elles permettent aujourd’hui d’entrer dans cette maison sans effraction sinon sans indiscrétion. La Maison Julien Gracq, qu’il a voulue, est aussi à Saint-Florent-le-Vieil une institution, un toit et une réserve pour auteur(e)s. Il en partait pour prendre un autocar à V… (Varades), de l’autre côté de la Loire, et se rendre à A… (Angers) : sur ce trajet, entrevoyait-il une maison, comme celles de Magritte, faiblement éclairée par un courant rationné ?