Petits faits de guerre

Deux petits bijoux de l’imaginaire. Voici deux romanciers hautement considérés dans leur pays, qui proposent de courts récits de petits faits presque anodins. Rien ne réunit leurs histoires sinon leur évocation de situations sans importance apparente qui traduisent en fait l’immensité des violences de guerre. Le Néerlandais Willem Frederik Hermans s’intéresse à une maison abandonnée au milieu de combats acharnés, et le Catalan Juan Marsé à une vieille dame sur un balcon qui fixe un trottoir vide.     


Willem Frederik Hermans, La maison préservée. Trad. du néerlandais par Daniel Cunin. Gallimard, 80 p., 12,50 €

Juan Marsé, Heureuses nouvelles sur avions en papier. Trad. de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu. Christian Bourgois, 112 p., 16,90 €


Willem Frederik Hermans (1921-1995) s’attache en 1950 au devenir d’une « maison préservée », plantée dans un bourg déserté, non loin d’une ligne de front, en pleine guerre mondiale. Apparemment inhabitée, elle va subir en quelques semaines trois occupations de styles différents. Le narrateur – un partisan soviétique néerlandais dans un groupe aux diverses nationalités – se montre bon tireur et, dans les combats, abat tous les Allemands qui passent. Puis, seul, il ne sait plus où aller, les rues sont désertées, des chiens partent en courant, ne lui prêtent pas attention : « Cela me donna l’impression d’être mort, à croire que je les voyais, mais qu’eux ne me voyaient pas. »

Willem Frederik Hermans et Juan Marsé : petits faits de guerre

Willem Frederik Hermans (1986) © CC0/Roland Gerrits-Anefo-Archives nationales des Pays-Bas/WikiCommons

Il se dirige vers des maisons abandonnées « s’offrant telles des femmes de récits de voyages », il longe des balustrades en pierres, des courts de tennis rouges, et le voici devant une demeure impressionnante : « Une pelouse en pente douce, d’un vert profond, s’étendait devant l’habitation ; en retrait se dressait un gros platane. On l’avait étêté à plusieurs reprises, si bien qu’il ressemblait à un gibet susceptible d’accueillir une famille entière. » La porte d’entrée est « largement entrebâillée », il pense « y jeter un coup d’œil », mais, une fois dans la propriété, il prend conscience qu’il dormait dans des abris « depuis trois ans » et qu’il est maintenant dans une « vraie maison, une véritable habitation ».

Alors il l’occupe. L’intérieur est cossu, de beaux meubles et une abondante bibliothèque (des titres dans une langue qui lui est inconnue, et une majorité de livres consacrés à la vie des poissons), une cave débordant de provisions et de bouteilles de bons vins, de quoi tenir un long siège. « Un manteau traînait sur un canapé. Il parlait à la façon des objets d’un roman policier. Il disait : bien que je sois de prix, je suis négligemment roulé. Une femme m’a jeté ici, qui s’apprêtait à me revêtir avant de s’en aller. Elle est encore ici. Faites attention vous n’êtes pas seul. » Un peu plus loin, il tombe sur une porte close. Une chambre condamnée ? Elle est totalement silencieuse. Sans s’inquiéter, la partisan-narrateur s’installe. Il dépose ses armes, quitte son uniforme, et, « exalté », se glisse dans la baignoire. L’eau est chaude, « véritablement chaude » ! Il s’abandonne : « quelle que fût la personne qui se cachait entre ces murs, elle pouvait sans risque s’avancer ; je ne riposterais pas. » Ainsi commence la première occupation, paisible et confortable, par un partisan qui se fait passer pour le propriétaire, qui se livre à des méditations : « Être seul dans une maison […] cela suffit à faire de la vie une réussite ».

Willem Frederik Hermans et Juan Marsé : petits faits de guerre

© CC BY 2.0/7dos/Flickr

Le narrateur accueille d’ailleurs poliment l’occupation suivante, lorsque, après un revers militaire, semble-t-il, la zone est reprise par les troupes allemandes. Un bel officier se présente, ils échangent des « Heil Hitler ! » et se partagent gentiment les lieux en rivalisant de formules de politesse. Cela dure quelques jours, le temps que l’officier joue plusieurs fois la Lettre à Élise sur le piano de la maison, que les troupes soviétiques prennent le dessus. Et ce sera la troisième occupation, bien moins nonchalante, d’une violence extrême.

Le lecteur pris par le suspense des secrets de cet endroit – la pièce fermée, un vieillard qui parle hongrois et aime les poissons, une belle blonde et le vrai propriétaire – assiste à des meurtres et des saccages presque sans s’en apercevoir. Or c’est le quotidien de la guerre. Sa cruauté. Elle transforme une si belle demeure, temple du confort, en un lieu où l’on fusille, où l’on étrangle une femme sans défense et où l’on jette des grenades, détruit et brûle, un lieu que notre sympathique narrateur ne voit plus que « regorgeant de ravages et d’immondices » L’auteur ne semble pas choqué par le comportement de son narrateur, tout au plus a-t-il interdit la traduction de son récit avant sa mort…

Willem Frederik Hermans et Juan Marsé : petits faits de guerre

Juan Marsé © L. M. Palomares

Le récit de Juan Marsé (1933-2020), son avant-dernier roman, a paru en 2014, bien après une guerre qu’il a vécue enfant. Nous sommes à Barcelone au début des années 2010, dans un immeuble. La forme du lieu est, là aussi, importante. Deux êtres l’habitent : Bruno, un enfant de neuf ans, « le garçon de l’entresol », et une vieille dame, une Polonaise, qui a fui Varsovie en 1941 « par les égouts, avec l’aide d’un officier allemand qui était tombé amoureux d’elle et qu’elle avait abandonné à la frontière suisse ». Tout un programme !

Célibataire, ancienne ballerine, très belle, avec de jolies jambes, elle vit seule au quatrième étage, avec un perroquet bleu, une nièce lui rend visite deux ou trois fois par mois. Marsé nous offre d’elle un portrait extravagant dressé par l’enfant qui est monté à sa demande : des « yeux pétillants », un dos « bien droit, complètement raide et avec une grande bouche luisante de rouge », elle ressemble le plus souvent à « un cacatoès pomponné et prétentieux », entourée des mystères de son appartement. Bruno la suit dans les couloirs aux tapisseries défraîchies, couvertes de photos en noir et blanc de figures de danses et jambes en l’air, musiciens en smoking et souriants, tout cela signé. Jusqu’à celle d’un jeune boxeur, dédicacée, datée : Warszawa 1939. Et Bruno de se demander « quel étrange lien affectif il pouvait y avoir entre un boxeur et une perruche ». En fait, la dame passe ses journées assise sur son balcon, et, lorsque le garçon lui apporte un sachet de noix, elle lui dit : « N’approche pas, il vaut mieux que tu ne voies pas ce qu’il y a en bas. » Il croit qu’elle « a le ciboulot complètement grillé », il la regarde lancer les noix l’une après l’autre dans la rue, et l’entend murmurer : « Il les distribuera à toute la bande. Ce sont de bons enfants. » De qui s’agit-il ?

Willem Frederik Hermans et Juan Marsé : petits faits de guerre

« Bauhutte », de José de Almada Negreiros (1957) © CC BY 2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

Puis elle propose un job à Bruno : ramasser les petits avions en papier qu’il trouvera en bas et les lui rapporter. Il aura 50 centimes pour chaque avion en bon état. Alors, dit-elle, « on les relancera. Les rêves peuvent voler bien des fois ». Elle lui demande aussi de lui rapporter de vieux journaux, tout ce qu’il trouve, « parce qu’on doit sélectionner ce qu’il y a de bon et laisser de côté ce qui n’annonce que des malheurs, des guerres et de la misère, ce qu’il y a dans la plupart des pages ».

Vivant dans une famille d’anciens hippies, Bruno s’amuse de ces extravagances, mais, en raison de l’insistance de la Polonaise, il finit par s’y impliquer, y croire. C’est alors que le récit de Juan Marsé, au ton d’abord amusé, bascule dans l’univers de la vielle dame, devient poignant. À l’humour moqueur du petit Bruno, succèdent l’émotion et l’inquiétude réelle. La petite histoire pour enfant se mue de manière magistrale en un acte de transmission entre générations, transmission des réalités de la guerre et, en l’occurrence, de la Shoah. Car les jeunes destinataires des noix et des avions en papier ont existé, continuent d’exister dans la mémoire de cette dame. Leur réalité est transmise au jeune Bruno qui s’identifie à eux. Et l’on comprend, comme le dit sa nièce, qu’en se penchant sur son balcon, en envoyant ses avions en papier, elle revoit des horreurs vécues : « Chaque fois qu’elle se penchait à son balcon et qu’elle regardait la rue, un abîme s’ouvrait dans sa mémoire, et soudain elle n’était plus sur son balcon et ne voyait plus cette rue, elle était sur celui de sa maison dans le ghetto de Varsovie, et ce qu’elle voyait alors ou croyait voir ici […], était peut-être des scènes de l’horreur quotidienne que devait offrir la rue Nowolipie, quand ses parents étaient déjà morts à Treblinka et qu’elle vivait seule chez elle ».

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