Qu’est-ce qui unit ou éloigne l’université de l’art ou de la littérature qui lui est strictement contemporaine ? Un collectif d’universitaires est-il un sceau apposé sur une œuvre en cours ? Une légitimation ? Est-ce une manière d’ensevelissement ? Ou, au contraire, une tentative visant à inscrire un écrivain dans la durée : vers le passé puisqu’il s’agit d’identifier des filiations ; vers le futur puisqu’on y met en valeur l’anticipation ? À toutes ces questions nous avons songé en serpentant dans le volume intitulé Pierre Alferi. Une pratique monstre et dans l’œuvre de celui-ci.
Jeff Barda et Philippe Charron (dir.), Pierre Alferi. Une pratique monstre. Les Presses du réel, 232 p., 23 €
Évidemment, nous n’avons pas répondu à ces questions parce que c’est à tout le rôle de la recherche qu’il faudrait réfléchir. Notre entreprise fut plus concentrée, même si nous n’avons cessé de transiter entre les livres d’Alferi et ce collectif qui fut notre tremplin. Ce recueil réunit donc treize contributions visant à cerner le travail de Pierre Alferi, à la fois écrivain, dessinateur, monteur et poète, philosophe de formation, aujourd’hui professeur dans une école de beaux-arts. En réalité, sur ces treize contributions, seules neuf sont des études dues à des plumes issues de l’académie, outre une belle introduction synthétique.
Le livre comprend aussi quatre textes de proches d’Alferi : un peintre, un musicien, une poétesse, Alferi lui-même. Voilà qui ouvre et diversifie ce recueil : il y a là une missive (envoyée par Stéphane Calais), un entretien (avec Rodolphe Burger et une mystérieuse Vera Novak), des « poèmes-selfies » (offerts par Anne Portugal), et dix entrées inédites de notre écrivain, proposées sans ordre alphabétique : Air, Handicap, Animaux, Parler, Famille/Familier, Ping-pong, Lyrique, Expérience, Monstre(s), Avancer masqué. On y devine déjà un début d’univers, un certain type d’images et de préoccupations. Les entrées, elles, sont des proses denses, au caractère bien trempé, dont plusieurs visent à rectifier des qualificatifs trop facilement attribués à Alferi.
Expérimental, par exemple. À propos des textes plus audacieux que la moyenne qui se publie, voici ce qu’il écrit : « On les dit expérimentaux pour faire austère et dissuader, ils sont tout simplement vivants ». Il a raison. Autre exemple : Lyrique. Parce qu’il a édité avec Olivier Cadiot deux numéros d’une Revue de littérature générale qui prenait ses distances avec le lyrisme au sens d’épanchement, il va plus loin et affirme : « Le lyrique ne réside pas essentiellement dans l’expression de soi. La lyre s’interpose, qui est une machine à traduire. En s’affranchissant de la musique, la poésie a gobé la lyre. » La voix est originale, qui allie fermeté et assurance d’un côté, dérision de l’autre – on ne sait plus qui gobe qui ni qui se fait berner ou y gagne. En tout cas, la voie est très engageante.
Rebondissons maintenant sur le verbe « traduire », qui nous mène à la contribution d’Abigail Lang baptisée « L’arabesque et le bizarre. Pierre Alferi traducteur ». L’analyse est remarquable. On y retrouve la finesse de cette chercheuse qui relève avec une grâce de libellule les apports et les influences choisies de poètes et de penseurs étrangers lus et souvent traduits par Alferi (La conversation atlantique. Les échanges franco-américains en poésie depuis 1968, Presses du réel, 2020). Apparaissent alors les poètes objectivistes américains, les Paradoxes et Problèmes de John Donne, Ezra Pound qui se tourna vers la poésie chinoise ancienne et grecque pour échapper à « l’aporie du vers libre », la Vita nuova de Dante, mais aussi Giorgio Agamben ou Meyer Shapiro. « Traduire, c’est très stimulant : comme être gaucher » : Abigail Lang cite Alferi avant de prolonger l’image, légère et rieuse, qui sous-entend pourtant un léger handicap. Traduire est aussi une façon de s’empêcher et de se donner des contraintes.
Passons ensuite de la question de la langue à celle de l’époque pour remarquer que les parents élus par Alferi se distinguent nettement : d’un côté, ses contemporains (XXe et le XXIe siècle) ; de l’autre, de grands esprits du XIIIe, du XIVe, d’âges bien antérieurs à la modernité. On dirait qu’il saute au-dessus du Grand Siècle, des Lumières et du romantisme. Par curiosité, nous avons plongé dans son premier ouvrage publié : Guillaume d’Ockham le singulier. Le livre a beau être le fruit d’une thèse de philosophie, il n’a pas tous les prérequis qui font la rhétorique universitaire. Il commence ainsi : « Il n’est rien de plus inactuel que la philosophie médiévale. » La phrase est provocatrice, n’est-ce pas ? Le texte d’Emmanuel Fournier, intitulé « Minimal nominal », revient sur cette figure, Guillaume d’Ockham, logicien et théologien nominaliste, avec un savoir que nous n’avons pas. Il étanchera la soif des lecteurs plus proprement intellectuels.
Très vite, en fait, Alferi a abandonné la recherche universitaire pour lui préférer une recherche appliquée et sans filet. On peut, bien sûr, repérer des liens et des points de rupture entre les deux activités, ou jouer sur les différents sens de « chercheur ». On peut aussi souligner la versatilité d’Alferi, ses talents multiples, sa mobilité, son goût du risque et du nouveau, y compris quand c’est du très ancien qu’il a entre les mains. Il y a chez lui une forme de « dilettantisme » extrêmement sophistiqué, mais le mot est sans doute trop dix-neuvième et frivole.
Il serait plutôt polymathe, très curieux, puisant dans les sciences, les techniques et les arts, greffant des fragments de texte ou d’image sur d’autres, dérapant d’un genre à l’autre, d’un support à l’autre. Le terme « hybride » est un de ceux qui reviennent le plus sous la plume des auteurs de notre recueil. Il lui convient comme un gant puisqu’il vient de la biologie, un domaine dans lequel Alferi n’hésite pas à plonger pour composer ses drôles de poèmes et ses dessins d’enfant savant. L’analyse d’Éric Trudel, au titre éloquent et énigmatique – « Écrire en dromomane » –, ravira les esprits exigeants ; celle de Jan Baetens comblera les esprits en quête de précision : enjambements et coupes y sont brillamment auscultés et inscrits dans une histoire plus large de la prosodie française et d’autres, moins hexagonales.
Par honnêteté vis-à-vis de qui lit ces lignes, il faut confesser que nous n’avions pas lu tous les livres d’Alferi et que certains furent des découvertes stupéfiantes. Ainsi Le chemin familier du poisson combatif, publié en 1992, qui entrecroise une promenade dans Paris, une série de chambres sans adresse, d’infiniment petits détails autobiographiques, le mode d’emploi de quelques expériences de SVT, l’esquisse d’un musée d’histoire naturelle… Des poissons rares passent, des corps volatiles, ailés et effilés s’y composent et s’y décomposent. Le flux d’une conscience coule, s’arrête, se brusque, reprend et répète, tandis que les pas sont comptés et que traversent des souvenirs effilochés, des choses, des italiques, des gestes antiques :
des nuages amassés
pesaient plus que mon vêtement et en tendant le bras
j’ai mis la main sur le soleil
Nous étions aveuglée quand soudain la lumière est revenue. Publié peu après, Kub Or est un recueil de poésie accompagné de photos en noir et blanc de Suzanne Doppelt, complice, qui prolonge ce travail en série, en lumière et en fenêtres. L’écrit, l’image, l’écran : là aussi, le collectif des Presses du réel marque et insiste sur le travail à deux, à trois ou à quatre d’un Alferi qui œuvre rarement seul. Au contraire, il frappe par les affinités, les collaborations et les amitiés dont il se nourrit depuis toujours. Ainsi les cinépoèmes qu’il a imaginés et montés avec l’ingénierie sonore de Rodolphe Burger, savamment décrits par Gaëlle Théval. Dit plus simplement, ce sont des objets chatoyants, des merveilles alliant étrangeté et reconnaissance, déjà-vu, brillance, humour, peut-être le plus bel accomplissement d’un Pierre Alferi qui sillonne l’histoire du cinéma comme « l’homme à la caméra » sillonnait la ville d’Odessa au réveil. Que vive internet qui permet d’en voir et d’en revoir certains.
Au lecteur de sillonner à son tour dans ce companion nommé Pierre Alferi. Une pratique monstre, d’apprécier la variété des chemins empruntés par un seul au milieu des siens, et de prendre la mesure de sa détermination et de sa particularité.