Vermeer, la lenteur de la matière

Le vif de l’art (17)

De Johannes Vermeer (1632-1675), on connaît trente-sept tableaux. Au milieu des années 1990, la National Gallery de Washington et le Mauritshuis de La Haye en avaient présenté vingt et un ; puis, en 2017, le Louvre en avait exposé douze ; aujourd’hui le Rijksmuseum d’Amsterdam nous propose d’en contempler vingt-huit. Notre chronique s’est rendue dans la métropole hollandaise à la rencontre de cet événement. 


Exposition Vermeer. Rijksmuseum d’Amsterdam. Jusqu’au 4 juin 2023


1 Museumstraat, Amsterdam – La pompe de velours qui, au Rijksmuseum, enrobe les toiles de Vermeer et les sépare de celles de ses contemporains, les isolant même les unes des autres, en dépit de quelques tentatives de rapprochement qui témoignent surtout d’un manque singulier d’imagination, pourrait s’avérer funèbre si l’on n’y prenait garde. L’apothéose de Vermeer qu’entend proclamer « l’exposition du siècle » (mais de quel siècle, exactement ?) serait tout près de marquer sa fin, sa clôture, d’une manière d’autant plus insidieuse qu’elle se pare d’admiration, qu’elle procède par distinctions, qu’elle opère, à plus ou moins bas bruit, un tri ; dont il pourrait ne rien rester, en fin de compte, qu’une image, et les quelques compositions qui lui seraient les plus conformes, comme une suite d’emblèmes épinglés dans un album précieux sur la couverture duquel brilleraient en lettres d’or l’illustre nom de « Vermeer ».

Le vif de l’art : Vermeer, la lenteur de la matière

« Jeune femme assise devant un virginal » de Johannes Vermeer (vers 1670-1672)

Car, à force de murmurer celui-ci avec dévotion, à force d’en faire un nom propre, on s’est mis à lier la préciosité de ses compositions à leur rareté, à définir leur absoluité comme un critère d’authenticité, quitte à douter des œuvres les moins absolues (la Jeune femme à la flûte et la Jeune femme au chapeau rouge, l’une et l’autre datées de 1665-1666 environ, et conservées à la National Gallery de Washington), à s’étonner des plus anodines (Jeune femme assise au virginal, vers 1670, collection Leiden, New York), à s’offusquer, presque, là d’un sourire trop appuyé (Jeune femme au verre de vin, vers 1662, Herzog Anton Ulrich-Museum, Brunswick, non exposé à Amsterdam), ici d’un front un peu haut (Étude de jeune femme, vers 1665-1667, Metropolitan Museum, New York, non exposé à Amsterdam), d’un air plus mutin que réservé (Jeune femme assise devant un virginal, vers 1670-1672, National Gallery, Londres), de l’emphase d’un geste qui ne cadre pas avec la retenue des autres (Allégorie de la foi catholique, vers 1670-1674, Metropolitan Museum, New York), comme si, dans cette atmosphère de vie silencieuse et recueillie, qui caractérise en néerlandais le genre des Stilleven qu’en français on désigne par l’expression « natures mortes », toute dissonance en troublait irrémédiablement l’harmonie.

On voudrait en somme que Vermeer fût sage comme une image, et ses figures avec lui. René Huyghe avait, à juste titre, fait de la perle l’emblème de sa peinture, mais on voudrait que nulle part elle ne fût baroque, sans quoi elle ne serait pas vraiment, c’est-à-dire absolument, vermeerienne. On est bien obligé de reconnaître qu’il fut un peu grivois dans ses œuvres de jeunesse, comme dans L’entremetteuse (1656, Gemäldegalerie, Dresde) où l’homme qui regarde le spectateur par-dessus son épaule porte un habit qui peut difficilement ne pas être identifié avec celui de l’artiste tel qu’il se présente de dos dans l’Allégorie de la peinture (vers 1665-1668, musée d’histoire de l’art, Vienne, non exposé à Amsterdam) ; qu’il fut même polisson puisque Erwin Panofsky l’a écrit, qu’il a identifié au bas des jupons de La laitière (1658, Rijksmuseum, Amsterdam) une chaufferette encadrée de deux carreaux de faïence montrant l’un Cupidon l’autre un vagabond, rébus qui, une fois élucidé, s’énoncerait explicitement à la façon dont Marcel Duchamp et Francis Picabia ont assorti La Joconde d’une suite méditée de lettres obscènes (l.h.o.o.q.), mais, malgré tout, malgré sa verdeur par endroits, sa franchise à d’autres, ce qu’on goûte véritablement chez « Vermeer », c’est qu’il est policé.

Le vif de l’art : Vermeer, la lenteur de la matière

« L’Entremetteuse » de Johannes Vermeer (1656)

En 1921, lorsque le critique d’art Jean-Louis Vaudoyer avait redécouvert ses tableaux au musée de l’Orangerie, avant d’y accompagner Marcel Proust, il avait cependant formulé cette étrange comparaison entre leur facture et du « sang ». Concédant que le peintre n’emploie « que rarement les couleurs rouges », Vaudoyer précisait que « le sang est évoqué ici non par sa nuance mais par sa substance », admettant qu’en peinture « un sang jaune, un sang bleu, un sang ocre » peuvent exister, dont la teneur correspond à la « lenteur de la matière » propre à l’art du peintre, écrivait-il.

Au cours de l’exposition, la longueur du regard des visiteurs semble répondre à cette « lenteur de la matière », comme si chacun cherchait à comprendre, par un effort tour à tour exploratoire et réflexif, ce qui peut bien retenir si longtemps son attention face à de si petits tableaux où il ne se passe pas grand-chose, où ce qui se passe, de surcroît, est, pour l’essentiel, banal et superficiel, alors même qu’en leur essence cette banalité et cette superficialité possèdent, une fois peintes par Vermeer, une force d’attraction analogue à la profondeur d’un mystère.

Observer une foule d’êtres réunis dans un même lieu et découvrant petit à petit qu’une modeste portion de toile patiemment colorée il y a quatre siècles suffit à déplacer vers eux le mystérieux, à le mettre à leur portée, à portée d’œil, est un sujet d’émerveillement presque aussi concret que la contemplation des objets qui déclenchent la découverte en question. L’expérience se conclurait néanmoins d’elle-même si un tel moment ne coïncidait exactement avec cet autre, inverse quoique parallèle au premier, où chaque découvreur comprend que ce qu’il s’apprête à toucher lui échappe et que, se rendant à l’évidence qu’il n’a fait qu’apercevoir ce que l’instant d’avant il croyait voir, il doit à présent tout recommencer ; d’où le temps infini que prennent successivement les visiteurs pour examiner chaque œuvre personnellement, comme s’ils voulaient simultanément ne jamais la quitter et en venir à bout ; d’où l’affleurement du mot « mystère » au terme de l’examen, non pour signifier quelque résignation et l’abandon de l’échange, mais parce qu’il est l’un des rares à ne pas dévoiler ce qu’il contient. On n’est jamais certain, en effet, de savoir ce que l’on regarde quand on regarde une peinture de Vermeer, mais on devine que l’absorbement qu’elle provoque tient au moins autant à ce qui s’y trouve qu’à ce qui n’y est pas peint.

Le vif de l’art : Vermeer, la lenteur de la matière

« Jeune fille à la perle » de Johannes Vermeer (vers 1665)

La Jeune fille à la perle (vers 1665, Mauritshuis, La Haye), où ne figure presque rien, sinon un visage auquel manquent la ligne du nez et celles des sourcils, dont les traits ne sont marqués que d’ombres et de reflets, comme sa perle, que Vermeer a notée allusivement en deux touches qu’aucun contour ne complète, ce visage-là attire tous les regards parce qu’il est à peine un portrait, mais quelque chose comme un visage sans vis-à-vis et une apparition – le contraire d’un fantôme, cependant, son apparence n’ayant rien d’effrayant et tout de familier, quoique la fugacité de sa présence ne laisse pas de hanter celui qui ne peut guère que la saisir au vol et constater que c’est lui qui a, en réalité, été saisi – par elle.

La Vue de Delft (1661, Mauritshuis, La Haye) paraît d’abord plus stable, plus prodigue en détails aussi. Le « petit pan de mur jaune », qui suscite chez Proust le vertige de Bergotte puis sa mort, est bien là, à sa place déplacée elle aussi – sur un toit. Les murs ceignent tranquillement la cité paisible, prospère, dont l’ordonnancement n’est animé çà et là que du feuillage des arbres dont de minuscules touches rondes notent le bruissement en se pressant. Et, cependant, quelque chose d’éphémère imprime la vue ici aussi et en émane, qui n’est pas l’infime clapot de l’eau, épaisse comme du sang – Vaudoyer a raison –, qui n’est pas non plus l’immatériel flottement des nuages au-dessus de la ville, dont la noirceur contrebalance depuis le ciel les ombres des édifices déposées sur l’onde, mais bien l’imperceptible brume qui monte de celle-ci et lèche les flancs de quelques-uns des bateaux amarrés. Cette vapeur-là trouble la Vue de Delft comme une autre transit la Jeune fille à la perle.

Dans une certaine mesure, tous les tableaux de Vermeer se rapportent aux deux peintures du Mauritshuis, et l’on comprend comment ce rapport, au fil du temps, a pu devenir une aune à laquelle juger l’œuvre tout entier. La difficulté, pour ne pas dire le piège logique, vient de ce que l’absolutisation de l’œuvre concorde jusqu’à un certain point avec « l’ambition de Vermeer », pour citer le titre de l’ouvrage de Daniel Arasse qui constitue à ce jour, en français, l’essai d’interprétation le plus important de sa peinture.

Le vif de l’art : Vermeer, la lenteur de la matière

« Vue de Delft » de Johannes Vermeer (1661)

Le maître de Delft a investi son art d’une épaisseur théorique, d’une puissance réflexive qui le distingue d’autant plus nettement de celui que pratiquent à l’époque ses confrères qu’elle s’exprime pleinement dans et par sa peinture, ce que l’exposition du musée du Louvre, « Vermeer et les peintres de genre », permettait, il y a quelques années, de vérifier sans qu’il fût alors besoin d’un œil expert, seulement d’un regard attentif. L’ouvrage d’Arasse, en voulant rétablir, parmi les coordonnées de l’analyse, le contenu de la peinture de Vermeer afin de ne pas s’en tenir à la fascination qu’exerce sa forme, aboutissait logiquement, en renouvelant l’investigation, à rendre cette forme plus fascinante encore, pleine qu’elle est du vide apparent qu’elle fait dans l’économie de l’œuvrer.

En regardant sa peinture, Arasse en venait à mettre au jour, implicitement, non pas la vraie nature, mais le juste terme auquel la comparer : sang, oui, par endroits, mais chair partout, sang qui irrigue la chair de la peinture de Vermeer ; de cette chair qui n’a pas de nom en philosophie, écrit Maurice Merleau-Ponty, qui n’est ni matière, ni esprit, ni substance, mais quelque chose comme un « élément » de l’Être ; qui l’enveloppe, le double et tisse à partir de lui comme du monde les « rapports du visible et de l’invisible », dont Proust, écrit le philosophe, a plus qu’aucun autre produit « la description d’une idée qui n’est pas le contraire du sensible, qui en est la doublure et la profondeur ».

Cette chair est ce qui transforme la peinture de Vermeer en « structure Vermeer », écrit plus tard Merleau-Ponty à partir d’André Malraux, une structure qui dépasse à leurs quatre yeux les formes que peuvent prendre ses toiles, et élimine ce qui ne s’y rapporte pas essentiellement. Aussi le philosophe peut-il avancer dans La prose du monde que « l’histoire de la peinture a charge de définir à travers la figure empirique des toiles dites de Vermeer, une essence, une structure, un style, un sens de Vermeer contre lequel ne peuvent prévaloir, s’il en est, les détails discordants arrachés à son pinceau par la fatigue, la circonstance ou la coutume ».

Il en va ainsi de ces détails discordants, qui contredisent effectivement la structure de la peinture de Vermeer quoiqu’ils en composent eux aussi la chair, et échappent peut-être, pour cette raison, davantage à l’histoire de la peinture qu’au regard qu’elle incite à poser sur les œuvres qui en sont issues. Que, chez Vermeer, la structure ramène systématiquement la chair dans son orbe décrit son ambition, qui ne saurait être négligée à moins de renvoyer son œuvre à l’anecdotique ; qu’elle ne s’y résolve pas, cependant, désigne cette part de la peinture qui, sous le nom de Vermeer, fait d’elle encore aujourd’hui, et sans doute pour longtemps, un mystère continué.

Tous les articles du numéro 172 d’En attendant Nadeau