André Miquel, poète et écrivain

L’arabisant, historien et écrivain français André Miquel, né le 26 septembre 1929 à Mèze (Hérault) et mort le 27 décembre 2022 à Paris, a laissé une grande œuvre multiforme. Quelque 282 ouvrages personnels, traductions et chapitres dans des ouvrages collectifs en donnent une belle illustration. Y voisinent et se fécondent mutuellement une production littéraire, d’immenses travaux d’analyse de la langue, de l’histoire et de la littérature arabes et de grandes traductions littéraires.

Le lectorat académique et littéraire aussi bien que le grand public connaissent bien ses traductions de la poésie arabe classique (plusieurs anthologies publiées par Sindbad et reprises et augmentées dans Sindbad/Actes Sud), ainsi que sa traduction, publiée par le même éditeur, de la totalité des poèmes attribués à Majnûn, le fou de Laylà, et celles des fables de Kalila et Dimna (la version arabe effectuée par ibn al-Muqaffa‘ des fables de Bidpaï, Klincksieck, 1957, réédition avec nouvelle préface, 1980) et de la version la plus vaste des Mille et Une Nuits, transposée avec rigueur et beauté en collaboration avec son collègue Jamel Eddine Bencheikh et couvrant trois tomes de la Pléiade (2005-2006), dont le troisième fut annoté par Miquel seul après le départ de son compagnon de travail.

André Miquel (1929-2022), poète et écrivain

André Miquel en 2013 © CC3.0/Rani777/WikiCommons

De même, sont largement connus ses immenses travaux sur la culture arabo-musulmane et ceux portant sur différents aspects de la littérature arabe classique, notamment sur Majnûn et Les Mille et Une Nuits, sans oublier sa monumentale Géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du XIe siècle, dont la publication en quatre gros tomes (par l’EPHE, Mouton et l’EHESS) s’est poursuivie de 1967 à 1988.

Toute évocation de la démarche plurielle d’André Miquel demeurera toutefois lacunaire si l’on oublie de rappeler le poète et écrivain. Dans ses écrits d’historien et d’analyste de la littérature arabe classique, s’imposait déjà le charme de son écriture. On peut dire qu’il était le seul arabisant ayant joint dans ses analyses la profondeur et l’exactitude de la pensée de l’historien à la beauté du style d’un créateur. Il a laissé aussi un certain nombre de recueils de poèmes et de nouvelles, ainsi que des romans, dont Le repas du soir (Flammarion, 1966) ; Le fils interrompu (Flammarion, 1971) ; Les Lavagnes (Flammarion, 1975) ; Beau calcaire, notre mémoire (poèmes, Domens, 2000) et Wadâ. Pour un adieu (Poèmes, Domens, 2008). Quelques-uns de ses romans et récits de veine historique, dont Laylâ, ma raison (Seuil, 1984) ; Ousama, un prince syrien face aux croisés (Fayard, 1986, réédition Tallandier, 2007) et Schéhérazade encore, ou Le manuscrit de Montferrier (Domens, 2013), s’inspirent de son arrière-pays culturel et créatif, le monde arabe fréquenté dans sa jeunesse et longuement revisité à travers sa culture.

L’une des grandes intuitions de son roman Laylâ, ma raison est que, dans son amour, l’amant va au-delà de la bien-aimée. À un moment, on parle à Qaïs (Majnûn) de Laylâ, il répond qu’il ne veut rien savoir d’elle, car elle l’empêche de penser à… Laylâ. Sous la plume de Miquel, son amour s’est centré sur le seul nom de l’aimée, devenu un idéal d’amour se passant de son objet, une sorte de mysticité sans dieu, comme on en voit dans le parcours de maints grands amoureux de différentes cultures. Démarche qui incita Miquel à s’étonner, dans son étude Majnûn et Laylâ, l’amour fou (en collaboration avec Percy Kemp, Sindbad, 1984), de ce que de grands poètes de langue persane se soient évertués à hypostasier cette passion tout humaine des deux amants en un amour divin.

André Miquel (1929-2022), poète et écrivain

Miquel s’est plus d’une fois plu à tracer son parcours personnel, littéraire et scientifique, dans des écrits autobiographiques. Son ouvrage le plus large et détaillé dans cette veine est L’Orient d’une vie, sous la forme d’entretiens avec Gilles Plazy (Payot, 1990). Deux événements tragiques ont constitué pour lui des dates décisives où il a puisé une grande énergie et une promesse définitivement donnée au travail, à la création et à la vie. Les deux évènements donnèrent lieu à deux œuvres narratives.

Le premier est son arrestation au Caire, quelques semaines après son arrivée en septembre 1961, à la tête d’une délégation française, pour rétablir les rapports avec la France, rompus depuis l’agression tripartite de 1956 contre l’Égypte. Mis au secret avec quelques-uns de ses collègues diplomates, tous soupçonnés absurdement d’espionnage, ils subissent un emprisonnement de plusieurs mois, une série d’interrogatoires sévères et des gestes de violence et d’humiliation, avant d’être libérés en avril 1962.

D’autres personnes ayant traversé cette révoltante mésaventure auraient tourné la page de la culture arabe. Lui, bien au contraire, et tel qu’il le narre dans son roman autobiographique Le repas du soir, y a trouvé la force d’une décision et d’une certitude : abandonner la langue et la culture arabes serait donner raison à ses geôliers. Dans une de ses nuits de prison, il sentit le Christ lui venir en Visitation, l’encourageant et consolidant en lui une foi scellée depuis sa jeunesse, et qu’il gardera toujours, une foi ouverte, pure de tout dogmatisme.

Ensuite, la disparition de son fils Pierre, emporté adolescent par un cancer. Dans un roman saisissant, Le fils interrompu (1971), il donne à lire avec retenue et sobriété l’extrême douleur de la perte. Dans les colonnes du journal Le Monde (19 novembre 1971), l’écrivain Pierre-Henri Simon évoque à son sujet le lamento d’Anne Philipe après la mort de son époux, le célèbre acteur Gérard Philipe, et écrit : « Ce qui faisait du Temps d’un soupir un chef-d’œuvre bouleversant d’intensité et de sincérité dans l’expression de la douleur de perdre ce qu’on aime, on le retrouve dans Le fils interrompu : la discrétion dans l’analyse de la souffrance, la justesse du ton, la simplicité, le tact dans l’expression du désespoir, une tenue du style qui est la forme sensible d’une tenue de l’âme ».

André Miquel (1929-2022), poète et écrivain

Miquel a par ailleurs poussé son amour de l’arabe jusqu’à écrire dans cette langue des poèmes qu’il traduisait ensuite en français, publiant ensemble originaux et traductions et donnant à l’ensemble le titre générique de Poèmes réciproques (Ash‘âr mutajawiba), que j’ai réunis sous ce titre en un grand volume bilingue paru aux éditions al-Jamal (Beyrouth et Bagdad, 2020).

André Miquel avait commencé cette aventure poétique en écrivant en arabe des vers libres rimés, puis il abandonnera la rime, et ses vers ont peu à peu gagné une plus grande fluidité. Certains de ses poèmes enferment des méditations sur le monde, la vie et la mort, d’autres évoquent l’univers de son enfance dans le Languedoc, qu’il aimait à appeler « mon pays ».

Dans sa vie comme dans sa créativité et ses recherches, Miquel fut guidé par cet appel mystérieux et puissant, cette merveilleuse alchimie qui pousse certains écrivains et explorateurs à se rapprocher de l’Autre et à explorer son monde spirituel et son imaginaire dans un élan fraternel et d’une fidélité sans failles.


Kadhim Jihad Hassan est un poète et essayiste franco-irakien, professeur de littérature arabe classique à l’INALCO-Sorbonne Paris Cité. Dernier ouvrage paru : Mahmoud Darwich, l’exil apprivoisé, IMA/Centre culturel du livre, 2020.

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