Yves di Manno : un chant

Yves di Manno, qui s’est d’abord fait connaître comme poète, est aussi, chez Flammarion, un éditeur de poésie dont le catalogue, depuis 1994, s’est étoffé d’une cinquantaine d’auteurs. Il est également traducteur de poètes nord-américains, prosateur, essayiste… Une œuvre multiforme, qui témoigne d’une grande attention à ses contemporains, et une voix personnelle dans ses choix d’éditeur, dans ses propres ouvrages et dans sa conception de la poésie contemporaine, comme l’a prouvé L’anthologie de la poésie française depuis 1960, conçue avec Isabelle Garon, Un nouveau monde, parue en 2017.


Yves di Manno, Lavis. Flammarion, coll. « Poésie/Flammarion », 156 p., 17 €


Bien que Lavis, dès le titre, annonce la couleur, celle de la peinture, qui imprègne la plupart des poèmes du volume, on peut néanmoins estimer que c’est sa composante musicale qui l’emporte et voir d’abord en lui une partition, le lire autant que l’entendre, en éprouver la vibration.

Une gageure, dans l’un et l’autre cas (celui de la peinture et celui de la musique), puisque le lecteur n’a affaire qu’à des mots disposés sur des pages de papier. L’effet produit est donc mental, uniquement. Tentons d’en rendre compte, avec des mots, encore, et de communiquer au moins un peu de la fascination que génère la lecture de ce livre.

Lavis, d'Yves di Manno : un chant

Pour ce qui est de la peinture et de l’effet image, remarquons tout d’abord que la première de couverture est, semble-t-il, une photo qui s’apparente à un lavis : l’image est trouble, comme frottée, ou bien lavée. On y voit un enfant de trois quarts, tourné vers un adulte en train de s’éloigner. Les couleurs en sont tendres : beige et bleu, vert et noir.

De plus, mais cela n’est visible que sur mon exemplaire et quelques autres, dédicacés, la signature de di Manno ressemble à un dessin, ou plus exactement à une silhouette : elle fait penser à une sculpture, par Alberto Giacometti, tout en minceur et en hauteur, un peu penchée. Di Manno dessine-t-il, peint-il ? On peut l’imaginer. On peut aussi imaginer que l’Y signature est un autoportrait ; et que sa poésie se veut ou se voudrait semblable à l’œuvre du sculpteur ou à celle de Beckett – on connaît l’amitié d’Alberto et de Sam, leur mutité, leur goût commun de la rigueur, et leur éthique du désespoir.

Par ailleurs, l’élément pictural est constamment présent tout au long du volume. À noter que pourtant les poèmes sont écrits à des dates différentes, sur une longue période. Que l’ensemble obtenu par volonté tardive d’en fabriquer un livre n’en est pas moins très homogène. Ce que l’auteur lui-même souligne : « Le rassemblement de ces pièces éparses, écrites au gré des circonstances, leur confère a posteriori un sens qu’elles n’avaient pas isolément ».

Avec « Variations sur un thème de Russell Greenan », écrivain américain de roman noir très connu en France, Yves di Manno manifeste son goût pour l’univers de la littérature policière et pour le roman en général. Genre qu’il a d’ailleurs lui-même abordé, notamment dans Disparaître et La montagne rituelle.

Le poème en question comporte deux personnages, un homme et son enfant – récit réduit à l’essentiel, comme extrait d’un récit bien plus vaste : inventé, oublié, on ne sait. L’homme vit enfermé, inaccessible, dans ce qui paraît être un atelier de peintre. L’enfant circule dans une maison aux volets clos et un dehors fantasmatique, pareil aux cauchemars. Vingt strophes brèves (elles ne dépassent pas huit vers), quelques détails, effrayants ou étranges (l’homme aperçu tient un cutter), conduisent au dénouement, imprévisible, inexorable. Les vers privilégient la rupture, la surprise, qui entretiennent le suspense :

« Lorsqu’il faisait le tour

Du pré la nuit

N’existait plus, il n’y avait

Qu’un arbre immense, l’esquisse

Éventrée d’une bête, le corps

Bleu d’un pendu. »

Procédé qu’on retrouve dans le poème suivant, « Hommage à Spicer », où les rejets et les enjambements se multiplient dans un climat où la détresse sèche le dispute au désir de néant :

« Je me penche aux fenêtres j’aperçois

Les hommes et les femmes qui se jettent

En face du haut

De leurs balcons

Leur chant m’apaise qui s’élève

Autour des corps lentement

Dissipés dans les flammes »

Remarquons au passage que les poèmes figurent dans l’ordre chronologique, ce qui présente l’intérêt, pour le lecteur, de suivre le poète sur les chemins qu’il se choisit. Dans « le poème à tort », dont le vocabulaire est emprunté à Trois poèmes, de Nicolas Pesquès, on commence à sentir l’attirance qu’il éprouve pour quelques signes minuscules : parenthèses, doubles points, ou « gravier » des virgules. Un mouvement qui s’étendra dans l’ensemble suivant, le plus long, le plus beau, « Terre sienne ».

Lequel, dans son premier fragment, « 1. Terre », propose 28 poèmes qui sont des variations autour du chiffre 7, maniant la rime, aussi bien intérieure qu’extérieure, l’assonance, qui la remplace abondamment, la récurrence de mots, de vers, de formules inversées, bref, tout un travail sur le langage, très accompli, très délicat, à partir d’un lexique qui a trait au visuel et dont la force est telle qu’il impose sa musique, son chant, à la peinture.

Lavis, d'Yves di Manno : un chant

Yves di Manno (2014) © Jean-Luc Bertini

Le chant, un mot qui en rappelle un autre, utilisé en titre par Yves di Manno, pour ses différents Champs, lesquels jouaient probablement déjà sur l’équivocité du sens. Qui surtout appelait l’attention sur la place dans l’espace. Dans « Terre sienne », le paysage est vertical, les ou le corps, horizontal et la rupture, coupure, blessure, pareil au creux entre deux monts, deux univers distincts, fait glisser, fait passer du décor à la page du livre, du paysage au lit où repose un corps nu. La poésie est parcourue comme un chemin, une étendue, produisant un effet hypnotique à la manière d’une musique répétitive de Philip Glass, un effet de vertige.

Dans le poème qui suit, on constate comment les sons à base de « s » apprivoisent par les « d », les « i » des « lianes diaphanes », des lianes lumineuses où le sang est présent. Ce sont ici les sons qui parlent et qui donnent le sens, c’est-à-dire le « la », celui de la musique, la musique des mots (des morts ?).

« traversant l’étendue

jusqu’au noir

(versant est)

sans verser dans

la danse adverse

dianes diaphanes

lianes de sang »

Plus loin, les herbes dans les prés sont gratifiées de corps, les nuits d’une matérialité, d’une durée à parcourir : « le sol penché des nuits // durant (des verstes) » et la prairie de sentiments.

« II. Sienne » : Retenons-en la ponctuation en majesté (le poème reste ouvert par une parenthèse dont on n’a conservé que la première instance), la beauté des couleurs (une « dune mordorée », une « carapace bleutée »), le passage du dedans au dehors, comme réversibles, qui crée l’effet d’angoisse, de fantastique :

« (un corps glisse ?)

dans la coulée

d’encre qu’entraîne

la chute du sentier

(ou le visage ?

presque arraché d’un homme

que la terre a happé ».

« Une série monotype », composée avec des photographies d’Anne Calas (et publiée en 2014 aux éditions Isabelle Sauvage), clôt magistralement le volume, en ce qu’elle allie, marie, confond et fond dans un même élan, un même bonheur d’écriture, une vision de peintre (inspirée par Degas) et une oreille de musicien.

En témoigne la série des tout derniers poèmes où le tableau (ou la vision) de la femme contemplée est simplement décrit, à l’intérieur des bornes que constituent les doubles points (« son dos pris / (dans le cadre) // : du reflet ». Le tableau, la vision : ils remontent le temps, ils sont intemporels (« un monotype / originel // : Degas-Lascaux ») – un éblouissement :

« sa main caresse encore

le linge, la fente

d’une toile défaite

le bleu des tissus dont elle

se vêt se dévêt sans

contours, appareillant

vers une chambre plus

étroite, lavant

la suie, la soie des nuits »

Même si le volume est dédié à Samret, le fils récemment disparu, et qu’il s’achève sur un très bref poème où resurgit la désespérance, force est de constater que c’est le chant de « Terre sienne » et en particulier les vingt pages d’ « Une série monotype », qui demeurent dans l’esprit du lecteur. Hasard chronologique ? Sûrement pas, si l’on tient compte de la rigueur avec laquelle l’auteur conçoit tous ses ouvrages. Alors, sérénité finalement acquise par la fréquentation continue des poèmes, par la célébration de l’art, son accomplissement au sein d’une œuvre remarquable ? C’est ce que nous croyons.

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