« Est-ce que vous reconnaissez le montant de la dette ? Qu’est-ce que vous proposez comme solution ? Quelle somme pouvez-vous verser ce jour afin de suspendre la procédure ? Est-ce que le bailleur présent serait d’accord ou pas ? (bref silence)… À défaut d’accord, ordonnons l’expulsion ainsi que celle de tous occupants de son chef, avec, si besoin est, le concours de la force publique et l’assistance d’un serrurier, à défaut de libération volontaire des lieux à compter de la signification de la présente décision. » Dans De gré et de force, le sociologue Camille François suit les processus d’expulsions locatives, et ceux qui les mènent : une grande enquête sur la violence exercée contre les « mauvais pauvres ».
Camille François, De gré et de force. Comment l’État expulse les pauvres. La Découverte, coll. « L’envers des faits », 240 p., 22 €
L’assignation vient d’être prononcée par le juge du tribunal d’instance. C’est le jour fatidique : le 31 mars de chaque année, la machine judiciaire inaugure les audiences des expulsions locatives jetant des milliers de familles à la rue. Au nom de bailleurs sociaux ou de propriétaires privés, le tribunal de la « misère domiciliaire » sonne comme un avertissement auprès des familles pauvres endettées depuis des années. La peine sera exemplaire. L’archétype de la punition : le bannissement. Plus fort qu’un licenciement. Plus fort qu’une peine de prison avec sursis. Une pénalité au sein même du civil.
Les récits d’audience de Camille François prolongent cette scène archaïque de l’insécurité sociale du XIXe siècle qu’on pensait avoir oubliée : les femmes à la peine, les comptes à refaire tous les jours, les priorités pour se nourrir, payer la cantine, les transports, le loyer, les charges, calculer et calculer, refaire encore ses comptes. Et au mois d’avril ça recommence. L’audience au tribunal d’instance, faut-il encore s’y rendre ? Une fois sur deux, de guerre lasse, les femmes ne s’y rendront pas, malgré le désastre annoncé, car l’humiliation est forte. Plein le dos, des femmes, des mères et des épouses portent la scolarité, les affaires familiales pour ne pas dire les maris, les pensions alimentaires, les charges et les loyers qu’elles tirent derrière elles comme un destin de classe.
Car perdre son logement, c’est bien plus que perdre un espace habité. C’est risquer de voir disparaitre le CDD ou les petits boulots, la scolarité des enfants, les liens de voisinage, les équilibres des échanges dans l’immeuble. Parce que la famille va se retrouver « nulle part », quitter les lieux représente davantage que quitter les lieux. C’est se ramasser l’infamie collée à l’accusation d’être un mauvais pauvre. C’est aussi tout recommencer ailleurs. Parce que le logement social est la pierre angulaire de ce que « protéger veut dire », le socle minimal pour s’asseoir – avec l’espérance de pouvoir en user « toute sa vie durant » –, le tribunal annonce la chute finale.
Dans De gré et de force, les mécanismes de l’accusation sont disséqués. Il aura fallu à Camille François trois années d’enquête en banlieue nord de Paris pour comprendre l’appareil de capture qui va des ordinaires loyers impayés jusqu’à la chute : l’expulsion ! Il aura fallu consulter les archives du tribunal d’instance, rencontrer les services de recouvrement d’un bailleur HLM, observer des entretiens de négociations, se rendre aux audiences de 200 affaires, noter les échanges à la barre entre les propriétaires et les locataires, analyser 795 jugements de quatre tribunaux différents, interroger les magistrats sur leur façon de faire, suivre les captures successives afin de comprendre cette chaîne procédurale et morale qui conduit à la déchéance sociale.
Appareil de capture ? Il faudra des années à chaque famille pour retrouver un nouveau foyer : différentes demandes de protections locatives, de nouvelles démarches pour ouvrir un nouveau dossier, pour bénéficier d’un nouveau statut protecteur, et déposer de nouvelles pièces, et envoyer vingt PDF afin d’obtenir une attestation d’inscription dans un programme. Il faudra apprendre à suivre son dossier. Il faudra demander à sa fille de « regarder sur internet ». Il faudra certifier de sa bonne foi dans le non-paiement du loyer, fournir encore de nouvelles pièces. Il faudra s’expliquer, s’embrouiller inévitablement, mêler des choses sans rapport entre elles.
Du côté de l’administration, on vérifiera l’absence de fausse déclaration, la situation de précarité sociale, économique ou financière. Une remise de dette ? Vous demandez une remise ? Et de « rechercher si, au regard des circonstances de fait existant à une date précise, la situation de précarité du débiteur et sa bonne foi justifient que lui soit accordée une remise ou une réduction supplémentaire ».
C’est l’occasion pour Camille François de saisir les paroles, les menaces, les petites stratégies, les accusations qui avancent dossier après dossier. Il en profite pour dresser le chemin de croix judiciaire, une longue chaîne qui nous emmène de recours en recours, à travers des jurisprudences complexes, des services départementaux flottants, des préfectures dansantes, des commissariats embarrassés de monter à l’assaut avec leur petit serrurier en avant-garde.
Au tribunal, les familles reçoivent une volée de bois vert. En quelques phrases, tout est dit : « Madame est une gestionnaire défaillante, qui ne sait pas tenir son budget. Madame présente une situation budgétaire complètement désorganisée. Madame a contracté de nombreux crédits à la consommation. Monsieur n’avait pas conscience de la notion de priorité de paiement et présente une addiction au jeu. Madame a fait le choix de maintenir de lourdes saisies plutôt que d’accepter notre proposition de déposer un dossier à la Banque de France. Madame ne sait pas nous expliquer l’origine de sa dette. Madame ne paye plus ses loyers depuis de nombreux mois. Elle apparaît perdue dans ses démarches administratives et peine à se mobiliser. »
Ces notations vont toutes dans le même sens : Ces « Mesdames » sont accusées d’incompétence, de gestion défaillante, d’ignorance et d’incapacité à tenir leur budget. Madame se fait non seulement interpeller en qualité de mère, mais également d’épouse ou de sœur (chargée de remobiliser le mari ou le frère), de fille ou de petite-fille devant veiller au paiement du loyer de ses grands-parents. L’ouvrage nous montre ce travail de la filiation : une aide financière continue et sans faire de bruit, où les générations suivantes se sentent responsables et jouent un rôle de poids dans l’économie tant matérielle qu’affective de celles qui sont accusées.
On assiste alors à l’irruption des doléances, maladroites parfois, avec des éclats de « récits de soi » qui engagent l’entourage et les circonstances singulières dans lesquelles les femmes et les mères se débattent. Mais elles ont beau exposer leurs pannes et leurs déconvenues, une soudaine séparation, un CDD disparu, rien n’y fait. L’entretien tourne autour de la question : comment les faire payer concrètement, presser le citron pour gagner quelques sous, faire en sorte que ces femmes paient leurs arriérés de loyer plutôt que leurs autres créances éventuelles ?
Trois voies méritent notre attention. La première est le plan d’apurement : le locataire s’engage, envers le bailleur et le Trésor public municipal, à payer chaque mois, en plus du loyer courant, une mensualité de remboursement de sa dette. La seconde est la négociation des mensualités de remboursement sous la forme d’une tractation : les chargés de recouvrement proposent successivement différents montants (comme dans les enchères des salles de vente, souligne l’auteur) et reviennent à l’assaut pour faire fléchir le locataire. La troisième est la contrainte à « changer de logement », pour « plus petit et moins cher ».
L’étau se resserre entre le plan d’apurement, le jeu de l’enchère décroissante et le déménagement pour une destination inconnue. Et les dossiers de se succéder dans l’affolement, dans l’émotion : ce sont des moments d’extrême agitation, voire de panique. L’ouvrage offre ce tracé silencieux de ces poursuites sans fin qui viennent à la surface des administrations du social, de la préfecture puis de la police.
Tissée avec brio, suite d’imprévisibles virevoltes procédurales, cette chronique douce-amère de l’expulsion renvoie en contrechamp le portrait de ces femmes qui peuplent les audiences, landau et biberon à la main. On aurait aimé les entendre – l’humour chagrin dans lequel elles se glissent, les points de résistance à la salissure, les révoltes silencieuses. Avoir un mal de chien autorise à rugir comme un animal dangereux. Pourquoi ne pas laisser place plus largement à ces « prises de parole » à la sortie des audiences ? On aurait aimé être au plus près de ce qui se dérobe : les ruses des caisses communes et leurs logiques, l’esprit des femmes et leurs façons de dire les choses, de dénoncer avec leurs mots, de se décrire elles-mêmes, et les conditions dans lesquelles elles vivent, de tordre le cou à l’accusateur. Le grain des choses, disait Foucault.
Avec cette grande enquête, Camille François nous rappelle avec justesse que l’expulsion est une peine, une forteresse autonome, qui remplit une fonction essentielle : dresser un solide mur entre les bons et les mauvais pauvres. Que la dette est une affaire d’État. Que le logement (le gîte, l’habitat) est le pivot de la propriété sociale, une possession qui associe le sentiment d’appartenance à une collectivité, à un quartier et ses infrastructures, à ses écoles et ses centres d’activités, disait Robert Castel. Et qu’à défaut la dépossession est une violente cérémonie d’humiliation.