En décembre 2011, une pétition signée par 250 intellectuels arabes avait appelé au boycott de l’exposition consacrée aux « Juifs d’Orient » par l’Institut du monde arabe accusé de « donner des signes explicites de normalisation avec un régime de colonisation de peuplement et d’apartheid ». Dans une réponse, qui avait tardé, la direction de l’Institut avait tenu à rappeler le « soutien sans faille de Jack Lang au peuple palestinien et à la paix ». L’avant-propos du président de l’IMA et d’Hugues Jallon à ce volume collectif qui réunit une cinquantaine de contributions (textes, planches de bande dessinée, cartes et illustrations) semble vouloir confirmer ce propos. Il s’agit ici de raconter la Palestine non pas d’abord « sous le prisme du conflit qui l’oppose à Israël », mais en tant que telle.
Ce que la Palestine apporte au monde. Institut du monde arabe/Seuil, coll. « Araborama », 336 p., 25 €
En replaçant la Palestine dans le monde, les responsables de cette publication ont voulu mettre en lumière les différentes diasporas palestiniennes. Le démographe Youssef Courbage rappelle utilement qu’au moment où il écrit, en janvier 2022, les Palestiniens sont 14,3 millions d’âmes dans le monde. Ce poids démographique permet aux Palestiniens de « ne pas se laisser invisibiliser » à un moment où la terre se dérobe sous leurs pieds. Le maintien d’un « souffle culturel » est également très largement mis en valeur, qu’il s’agisse de récupération, de préservation des archives, de poésie, d’œuvres romanesques, d’art plastique, ou même de cuisine : un très joli texte de l’écrivaine et performeuse Farah Barqawi, est consacré à une visite de l’autrice à Gaza où elle peut enfin savourer sa pâtisserie préférée, l’och al-Boulboul.
De Gaza on ne saura guère plus.
Il est certes impossible d’éviter les questions épineuses. Et d’abord la définition du rapport israélo-palestinien « non comme un conflit, ni comme une crise, mais comme un système d’apartheid ». Selon Tareq Baconi, analyste à l’International Crisis Group, ce « système complet de manipulation démographique et territorial » plonge ses racines dans la colonisation sioniste de la Palestine avant 1948. Certaines illustrations montrent, bien mieux que de longs discours, les modalités et le coût humain de la violence quotidienne de l’apartheid qui cible en priorité les non-combattants.
Dans ces conditions, la citoyenneté palestinienne se construit à l’écart de l’Autorité palestinienne, « État Mickey Mouse qui craint son propre peuple et vit sous le joug du colonisateur », écrit l’historienne Hana Sleiman. Stéphanie Latte Abdallah montre ainsi comment la prison est devenue, depuis les années 1980, « une expérience nationale et citoyenne majeure ». Face à l’autoritarisme de l’Autorité palestinienne dont les forces de sécurité coopèrent avec leurs homologues israéliennes, les prisons sont devenues le centre d’une opposition politique incarnée par Marwan Barghouti, condamné à cinq peines de prison à perpétuité pour son rôle politique et militaire dans la deuxième intifada.
La vitalité de la société palestinienne se perçoit également à travers des formes nouvelles ou renouvelées d’activisme qui se caractérisent par leur refus de la violence et par leur aspiration à la dignité. Maisan Hamdan, écrivaine palestinienne qui vit à Berlin, évoque ainsi le mouvement Tali’at (celles qui se lèvent) dont le slogan est « Pas de patrie libre sans femmes libres », ou encore l’organisation Al-Qaws (l’arc-en-ciel) qui milite pour la diversité sexuelle et de genre.
La juxtaposition de toutes ces vignettes ne saurait se substituer à une description et à une analyse précise de la situation des Palestiniens, « ghettoïsés dans les pays arabes voisins ou asphyxiés par le maillage sécuritaire de l’occupation », écrit Leïla Seurat, progressivement « empêchés d’affronter l’occupant ». Elle procède de ce que la même Leïla Seurat nomme « égrégore », c’est-à-dire la construction d’un « corps en esprit » par l’expulsion fulgurante et l’absence, et symboliquement alimentée « autant par les Palestiniens de Palestine et d’Israël, par ceux de la diaspora, mais surtout par des non-Palestiniens ». « La Palestine est une idée, un espoir, une exigence, un symbole », écrit le journaliste Christophe Ayad dans l’introduction du volume.
Cette succession de textes et d’images, dont on ne saurait nier la qualité et l’intérêt, occulte en particulier ce qu’il en a été de la politique effective, au-delà des discours, des pays arabes à l’égard des Palestiniens. Dans un article d’Orient XXI de janvier 2022, Elias Khoury, auteur de La porte du soleil et rédacteur en chef de l’édition arabe de La revue d’études palestiniennes, dit de la « normalisation » progressive des relations entre Israël et un certain nombre de régimes arabes non élus ou autoritaires, désignée sous le nom d’accords d’Abraham, qu’elle est d’abord une « tentative de normalisation des régimes autoritaires arabes aux yeux de leurs peuples » mais qu’elle vise également à « faire plier les Palestiniens et les contraindre à se soumettre à la colonisation israélienne ». Cet accord, ajoute-t-il, « constitue une prolongation indirecte de l’opération d’émigration forcée des juifs arabes dans les années 1950 et 1960 » depuis le Maroc, l’Irak ou le Yémen, qui a été menée « conjointement par les organismes de l’État israélien et par les régimes totalitaires arabes ». Des voix dissidentes comme celle d’Elias Khoury manquent à l’ensemble polyphonique qu’ont souhaité composer les auteurs de ce volume.