Si l’on imagine une lectrice, un lecteur, qui aurait entamé sa vie parisienne il y a une dizaine d’années : les attentats, Nuit debout, loi Travail, 1er mai, Gilets jaunes, réforme des retraites 1, réforme des retraites 2. Pour beaucoup, l’âge adulte n’a été que rues, places et marches. Paris est un interlocuteur. « Paris, debout, soulève-toi », entend-on souvent depuis Nuit debout. Paris se cherche partout comme histoire en luttes, comme géographie du conflit. Paris est un champ de bataille violent que l’on raconte dehors et trop peu dans les livres. Michèle Audin cherche ce Paris-là en l’écrivant, et cela impose une certaine lecture.
Michèle Audin, Paris, boulevard Voltaire. Suivi de Ponts. Gallimard, coll. « L’arbalète », 160 p., 17 €
L’écriture est humble, comme les locuteurs qu’elle se choisit. C’est un lion sculpté (Paris en compte tellement) qui raconte, depuis la fontaine de Daumesnil, l’histoire de la place de la République. C’est Nestor Burma à Charonne, 8 février 1962. Une couturière qui traverse un siècle de faubourgs et de révolution. L’écriture ressasse des listes, des histoires qu’il vaut mieux trop connaître : massacres policiers contre les manifestants de février 1962, rafles policières contre les Juifs étrangers au gymnase Japy, mais aussi toutes les foules qui ont battu ces pavés pour la Commune, pour l’indépendance de l’Algérie, pour un sentiment de liberté. Ressasser, c’est le mouvement des manifestations face à la surdité des pouvoirs.
Cette surdité se niche dans la mémoire perdue d’une ville qui détruit régulièrement ses traces ouvrières pour placer des rois sous des nations, comme cette vieille place du Trône qu’on a reliée à la République par la ligne droite du boulevard Voltaire. Surdité de statues, auxquelles Michèle Audin donne une voix qui plaît parce qu’elle n’est pas autoritaire. Il y a d’autres lions, auxquels on peut prêter d’autres paroles, et ce livre n’est pas la fin du boulevard Voltaire – c’est une promenade. Sourde aussi, l’austérité haussmannienne, génératrice de la répression policière qui jalonne malgré tout le boulevard et tout le livre. Michèle Audin promène quelque chose le long d’un boulevard qu’on n’emprunte à pied, de tout son long, que pour une seule raison : rejouer cette histoire-là et la rejoindre. Le plus souvent, on est d’ailleurs déçu (les ballons syndicaux, les merguez, les manifs pour rien) et cette déception banale est aussi présente dans le livre.
Boulevard Voltaire, on trouve aussi la mémoire du reste : les cinémas porno, les amours, le Bataclan, la place Léon-Blum, les statues, les gens. Le livre n’a rien de grand ni de grandiose, comme la rue où les héros sont anonymes, à l’inverse de celles et ceux qui surpeuplent les palais. Michèle Audin joue, oulipienne, avec les ponts de Paris. Il y a des textes qui sont juste là pour dire que des êtres humains ont combattu ici, se sont aimés, ont vécu, sont passés ici. Pour qui a passé du temps à arpenter ce boulevard, ces textes marchent dans la même quête d’un sens à donner à une ligne droite qui depuis si longtemps tente de traverser le pouvoir. Ces textes battent le pavé avec urgence. Ils sont rares à chercher cette situation, qui est pourtant celle où l’on trouve aujourd’hui le plus de lecteurs et de lectrices en quête d’une autre humanité – contre le pouvoir.