Au début des années 1980, paraissait la magistrale Histoire de la France urbaine, en quatre volumes, sous la direction de Georges Duby, aux éditions du Seuil. Depuis ce monument, une nouvelle histoire de l’espace de la ville s’est développée, mettant l’accent sur ce que Bruno Latour nommera les invisibilités urbaines dans Paris ville invisible (La Découverte, 1998). Histoire de la rue, volume collectif mené par Danielle Tartakowsky, et une série d’essais rendent compte de ce regard renouvelé sur cette rue qui inquiète tant les pouvoirs aujourd’hui, s’arrêtant notamment sur les écritures contestataires dont leurs murs sont les supports.
Danielle Tartakowsky (dir.), Histoire de la rue. De l’Antiquité à nos jours. Tallandier, 528 p., 34,90 €
Arnaud-Dominique Houte, Les peurs de la Belle Époque. Crimes, attentats, catastrophes et autres périls. Tallandier, 331 p., 21,90 €
Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser, Antigraffitisme. Aseptiser les villes, contrôler les corps. Le Passager Clandestin, 160 p., 20 €
Karim Madani, Tu ne trahiras point. Une plongée dans les entrailles de Paris, sur les traces des premiers graffeurs. Marchialy, 240 p., 19 €
La rue est une scène où l’histoire se donne à voir, à la fois comme mémoire et comme présent. Les noms qu’on donne aux rues, comme les plaques commémoratives qui tapissent parfois les façades des constructions, ne cessent de nous rappeler combien d’autres avant nous ont foulé leurs chaussées ou vécu dans leurs habitations. Car la rue est depuis l’Antiquité un espace où se construit progressivement le partage entre l’espace privé et l’espace public en Occident. C’est le sens du volume dirigé par Danielle Tartakowsky : comment, sur la longue durée, la rue a été constituée comme un lieu du politique par une série de réglementations, de pratiques, mais aussi comment l’événement l’a soudain élevée d’une simple fonction décorative au rôle d’actrice. L’histoire des mentalités portée par Robert Mandrou, puis celle des sensibilités chère à Alain Corbin, ont permis cette nouvelle vision de la rue – que l’on songe ici à l’ouvrage pionnier de Simone Delattre sur la nuit à Paris au XIXe siècle (Albin Michel, 2000).
Faire la synthèse de cette rue revisitée n’était pas simple. Histoire de la rue fait le choix de donner aux images, notamment aux photographies pour la partie la plus contemporaine, une belle place, ne les limitant pas à des illustrations mais en faisant des contributions parallèles aux textes des historien.ne.s. Si l’entreprise adopte un plan chronologique (avec les contributions de Catherine Salou pour la Rome antique et de Claude Gauvard sur la rue médiévale), elle se densifie inévitablement de par l’angle choisi sur son évolution depuis le XVIIIe siècle. On songe bien sûr au Vivre dans la rue d’Arlette Farge : celle-ci fut l’une des premières à traquer dans l’espace urbain de l’Ancien Régime l’ordinaire des choses de ce lieu (les objets trouvés, les êtres qui l’habitent, ceux qui cherchent à le contrôler). Car c’est bien la question qui traverse l’ouvrage : comment se fait-il que plus la rue est au centre de la vie collective, plus on a développé de dispositifs de surveillance et de contrôle ? Que tout un savoir ait été constitué sur elle ? La thèse est, en effet, que la rue est historiquement révolutionnaire : ses révolutions sont bien sûr politiques ; Danielle Tartakowsky, qui, en historienne du monde social, a depuis quarante ans dressé la cartographie des formes de luttes qui s’y déploient, montre ici comment, par les événements qu’elle produit (de l’enterrement à la barricade ou à la marche blanche), la rue est une actrice de l’histoire.
Arnaud-Dominique Houte, dans Propriété défendue, ne manquait pas de souligner l’inquiétante dangerosité que la rue présentait au XIXe siècle. Dans Les peurs de la Belle Époque, ouvrage construit autour de dates « marquantes » et qui encourage une lecture fragmentée, l’historien traverse de nombreuses fois la rue. Elle est tantôt le lieu où se déroulent des événements spectaculaires, catastrophes ou attentats (en particulier les attentats anarchistes de 1892-1893), tantôt un lieu produisant une atmosphère anxiogène. S’il tente d’établir une chronologie des peurs (largement mise en lumière par Dominique Kalifa dans ses recherches sur les bas-fonds), son ambition est plus large, elle embrasse à la fois les peurs qui habitent les Parisiens et les colons de l’Empire français, les contemporains du développement du chemin de fer et ceux de l’automobile et des accidents de la route. Le défaut du livre est peut-être de vouloir ouvrir trop largement le spectre, au point que, même si le terme est employé au pluriel, on se demande parfois si c’est de la même émotion qu’il est question.
La rue, comme le souligne Emmanuel Fureix dans sa contribution à Histoire de la rue, fait naître des peurs spécifiques. Les écritures qui viennent s’y inscrire contribuent à la fois à la policer et à nourrir son caractère inquiétant. La Commune de Paris a montré les limites de la remise en ordre haussmannienne, lorsque, sur les murs de la capitale, des centaines d’affiches ont été collées par le pouvoir communard : c’est par la rue et avec la rue que celui-ci gouverne. Depuis cent cinquante ans, il faut policer l’espace urbain, depuis les panneaux électoraux visant à rendre plus équitables les élections (en évitant que le candidat le plus riche puisse tapisser la ville de ses affiches) jusqu’au développement permanent de nouveaux mobiliers qui encadrent les écrits et les images exposées. Sans doute n’est-il pas surprenant que les objets soient les premiers à être mis à mal dans les manifestations tant ils incarnent le refus de l’intrus dans la rue.
Deux essais de nature très différente viennent éclairer cet aspect. Le premier, signé du journaliste spécialiste de hip hop Karim Madani, Tu ne trahiras point, paru en 2021, retrace le parcours de graffeurs qui ne cessent de venir perturber l’ordre graphique de la ville. Constitué à la fois de portraits de ces écrivains urbains et de récits de la manière dont ils cherchent à échapper aux brigades qui les traquent, ce livre permet de comprendre combien ces graffeurs sont devenus des experts de la rue, parce qu’ils en connaissant les moindres recoins mais aussi parce qu’ils sont capables de déterminer les espaces à inscrire les plus visibles.
Il n’est pas anodin que les auteurs du second livre, Antigraffitisme, soient d’anciens élèves de l’École nationale supérieure d’audiovisuel de Toulouse : la question du pouvoir de voir ou d’être vu domine leur livre. Dans ce court essai, Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser reprennent le chantier amorcé par Michel Kokoreff (Le lisse et l’incisif, Iris, 1990) sur les multiples dispositifs de lutte contre les écrits illicites exposés. On y voit comment le graffiti a retrouvé aujourd’hui une dimension subversive déjà présente dans la Rome antique. Mais alors que dans l’Antiquité il était adressé, le graffiti est moins désormais une manière d’agir sur la vie strictement politique de la cité qu’une façon de se réapproprier l’expression, le droit d’expression publique. Il ne s’agit plus de contrôler et de circonscrire ces écritures « délinquantes » mais bien de les effacer. Suivant immédiatement les derniers militants des cortèges des récentes manifestations contre la réforme des retraites, des équipes ne nettoient pas seulement la chaussée mais suppriment sur le champ les écritures de la rue en lutte.