Les dynasties défuntes de Cynthia Ozick

Antiquités, septième roman de Cynthia Ozick, est narré par un vieux monsieur, ancien élève d’une école privée où il habite en tant qu’administrateur. Lors de l’écriture de ses mémoires, il se remémore un camarade d’enfance singulier, issu d’une obscure tradition juive égyptienne. Que signifie cette fable biscornue ?  Le Messie de Stockholm, chef-d’œuvre d’Ozick, en fournit la clé : ensemble, ces livres évoquent en creux un autre royaume disparu, celui de la civilisation yiddish.


Cynthia Ozick, Antiquités. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Agnès Desarthe. L’Olivier, 192 p., 17 €


Un auteur a-t-il une seule histoire à raconter ? En ce qui concerne Cynthia Ozick, Antiquités et Le Messie de Stockholm semblent répondre par l’affirmative. Antiquités, sorti l’automne dernier, est court, dense et difficile. Son langage limpide est précieux, décalé et artificiel. On dirait une traduction du latin, ou un dialecte parlé par une infime strate de l’aristocratie anglaise. On a l’impression que cela se passe en Angleterre, tellement la sensibilité est guindée, c’est facile de rater les indices discrets révélant qu’on est dans les environs de New York : en 1949 pour le temps présent, soixante-dix ans auparavant pour les événements décrits dans les mémoires du narrateur, un avocat retraité écrivant à la demande du fonds d’investissement qui est propriétaire de l’ancienne école aujourd’hui fermée.

Antiquités : les dynasties défuntes de Cynthia Ozick

Cynthia Ozick (2005) © Jean-Luc Bertini

Aux États-Unis, la critique n’a su que faire de cette intrigue. Dans The New York Times, Lionel Shriver l’a qualifiée de « particulière » et s’est demandé pourquoi l’autrice avait choisi ce thème. L’article a déclenché une piquante dispute littéraire, à l’occasion de laquelle Ozick publia dans le même journal un poème vengeur à l’adresse de la chroniqueuse : « For the blow Shriver’s given / May she never be shriven! ». Traduction (libre) : « Shriver, pour cet abattage / Aucun rattrapage ».

Pourrions-nous rattraper la manche ? Y a-t-il autre chose ici qu’un livre « insatisfaisant » et « un peu vide » ? Pourquoi ne pas tenter une lecture méta-textuelle, ne pas chercher la matrice ayant inspiré Antiquités aussi bien que Le Messie de Stockholm (1988) ?

Antiquités : les dynasties défuntes de Cynthia Ozick

À New York (17 septembre 1949) © CC0/SAS Scandinavian Airlines/WikiCommons

Dans ce dernier roman, Lars Andemening est critique littéraire pour Morgontörn, un quotidien suédois fictif. Réfugié, il se croit fils de Bruno Schulz, écrivain juif polonais assassiné par la Gestapo en 1942. Le centre névralgique du livre est la librairie dirigée par son amie Heidi Eklund dans le Gamla Stan, la vieille ville, où il discute littérature et traduction avec la patronne. Celle-ci se voit proposer par un vendeur mystérieux un exemplaire du Messie, le chef-d’œuvre disparu de Schulz, que le héros aimerait se procurer, étant donné qu’il s’agit du testament du « père ».

Le Messie de Stockholm se situe au croisement des symboliques juive et chrétienne ; de potentielles résurrections, il y en a : le roman perdu de Schultz ; le « fils », censé être de son vrai nom Lazarus Baruch (« béni » en hébreu) et dont la filiation serait officialisée ; et la renommée de Schulz, écrivain ignoré. Lazarus/Lars incarne la génétique assassinée et pourtant vivante. À travers sa personne se joue le destin du génie juif polonais. Il s’acharne à apprendre la langue des textes paternels, Heidi l’ayant présenté à une professeure privée, originaire de Cracovie, une princesse très littéraire – et démunie – de la famille Radziwill. Toute une thèse pourrait être consacrée à l’aristocratie déchue chez Ozick, à commencer par les nobles les plus illustres, les Grands Prêtres du temple de Jérusalem.

Antiquités : les dynasties défuntes de Cynthia Ozick

Temple, mot versatile (païen, juif, protestant, etc.), mot polysémique dans Antiquités. The Temple Academy fut le nom de l’école du narrateur, renvoyant à l’Académie de Platon et aux Hébreux. En effet, on y étudiait les lettres classiques, domaine dans lequel brillaient ses deux amis, le futur avocat Ned Greenhill et un exotique garçon dénommé Ben-Zion Elefantin. Ce furent quasiment les seuls élèves juifs, leur amitié avec le narrateur, Lloyd Wilkinson Petrie, a eu pour conséquence de l’isoler des autres garçons, tous antisémites.

En quoi l’aristocrate WASP s’intéresse-t-il à Ben-Zion, rejeton d’une lignée remontant à l’île Éléphantine et au désert du Sinaï, les Elefantin (selon la fable d’Ozick) ayant été les seuls Hébreux à ne pas vénérer le veau d’or ? L’Égyptien s’invite dans la chambre de Petrie ; leurs échanges autour de l’échiquier rappellent les rencontres entre Lars et Heidi dans la libraire encombrée. Encore un polyglotte érudit en face d’un autochtone d’une culture limitée (Petrie étant purement yankee, et Lars un viking de souche). Encore une amitié inattendue, basée sur des intérêts communs : Schulz à Stockholm, les pyramides dans Antiquités. Ces passions mortifères – l’écrivain assassiné et les sépultures des pharaons – s’organisent autour des reliques. Petrie montre les découvertes léguées par son père, acquises lors d’une expédition archéologique. Sont-elles des objets de valeur ou des faux ? À Stockholm aussi, l’ambiguïté planait sur le statut du legs paternel : dans l’univers d’Ozick, les fétiches restent insaisissables.

Antiquités : les dynasties défuntes de Cynthia Ozick

L’île d’Éléphantine, à Assouan, en Égypte (2009). Une communauté juive y était établie entre – 525 environ et -399 © CC3.0/Rémih/WikiCommons

Le fétichisme permet de maintenir l’illusion d’une tradition vivante, c’est une résurrection en pierre, incarnée par Petrie, les pions de l’échiquier, et les antiquités que collectionnent les parents des deux garçons. Ben-Zion et Petrie représentent l’un et l’autre la fin d’une dynastie : pendant leurs parties échiquéennes, ils mettent en scène le régicide, la chute. L’Histoire se résume dorénavant à des bibelots, comme la civilisation yiddish se réduit à des manifestations kitsch  – la musique klezmer et la carpe farcie – pour figurer onze millions de yiddishophones, l’un des seuls peuples cosmopolites du Vieux Continent. Petrie écrit en 1949, c’est le moment où l’on prend acte de l’ampleur de la Shoah, du fait que l’ancienne lignée des Ashkénazes a cessé d’exister en tant que civilisation autonome dotée d’une langue. La porte yiddish se ferme au moment où la poignée d’administrateurs de la Temple House (nom donné à l’immeuble décrépit où se situait l’ancienne école) doit quitter la baraque.

Cynthia Ozick, romancière d’une immense pudeur, écrit sur la disparition. En cela, elle donne le change à Adorno et à sa réflexion sur l’impossibilité d’écrire après Auschwitz. Oui, dit Ozick, on peut le faire, à condition d’intégrer l’annihilation dans la phrase. Ici, on n’est pas dans l’acting-out facile du roman apocalyptique ; la prose de Petrie reste fidèle à son patronyme : pétrifiée. Antiquités est étouffant, et brillant.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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