Présenté le 1er février au conseil des ministres, le nouveau projet de loi sur l’asile et l’immigration devait être débattu au printemps 2023 au Sénat puis à l’Assemblée nationale — il sera finalement « découpé » entre un projet de loi plus court et plusieurs propositions. Ce texte porté par Gérald Darmanin et Olivier Dussopt (le vingt-deuxième projet depuis 1986) s’inscrit dans une « inflation législative » sur le sujet que déplore le Conseil d’État, et vient entériner des politiques de plus en plus restrictives et répressives envers les exilés. Trois lectures importantes viennent nourrir débats et actions dans ce contexte et rappellent la nécessité de défendre une politique d’accueil réaliste fondée sur le principe de la solidarité et de l’hospitalité.
Michel Agier, La peur des autres. Essai sur l’indésirabilité. Rivages, 100 p., 16 €
François Héran, Immigration. Le grand déni. Seuil, 192 p., 13,50 €
Marie-Laure Morin, Faire de l’étranger un hôte. L’hospitalité, un droit fondamental. Syllepse, 240 p., 18 €
Ces textes éclairent de manière complémentaire la question des migrations en France et plus largement en Europe. Issu.e.s de différentes traditions disciplinaires, les trois auteur.e.s manient pour cela des sources diverses : données quantitatives, discours politiques, ressources juridiques, rapports et travaux scientifiques, presse, littérature. Ils et elle invitent à traiter autrement les phénomènes migratoires, loin des fantasmes qui alimentent bien souvent le débat public en France.
Les préfaces des ouvrages de Marie-Laure Morin et de Michel Agier, parus à quelques mois d’intervalle en 2022, s’ouvrent sur le même constat, fait après le début de la guerre en Ukraine, il y a un an : une autre politique d’accueil est possible. Le statut qui est appliqué aux réfugiés ukrainiens « s’oppose aux politiques menées envers les populations venues du Proche-Orient, de la Corne de l’Afrique ou d’Asie centrale », selon Michel Agier, et témoigne d’un « idéal racial blanc européen ». Pour Marie-Laure Morin, l’accueil des exilés ukrainiens peut aussi « préfigurer ce que l’hospitalité comme droit universel pourrait être pour tous ». La juriste rappelle néanmoins qu’il n’est pas sûr, alors que domine la « théorie de l’appel d’air », que la convention de Genève de 1951 pourrait être signée aujourd’hui.
François Héran, dans son ouvrage paru en mars 2023 et intitulé Immigration. Le grand déni, s’arrête également sur le sort réservé aux exilés ukrainiens en France. Notre pays apporta ainsi la preuve que « quand on veut on peut » ; cependant, « vu le poids démographique et économique de la France en Europe », la France ne prit pas réellement « sa part de l’accueil solidaire ». L’auteur démontre ici que la notion de capacité d’accueil, souvent utilisée comme une justification pour limiter l’immigration, est une notion « à la fois structurelle, et socialement et politiquement construite ».
Les trois auteur.e.s précisent qu’au niveau français et européen la notion de menace à l’ordre public est instrumentalisée. Une gestion toujours plus sécuritaire de la question migratoire encourage la criminalisation des personnes migrantes et la criminalisation de l’aide qui leur est apportée. Pour François Héran, « notre politique migratoire a tous les traits d’une fuite en avant ». L’orientation sécuritaire amorcée dès le traité de Schengen « organise l’errance ». Les trois ouvrages invitent à regarder en face les chiffres accablants des morts aux frontières de l’Europe : une immense tragédie dont les politiques migratoires devraient être tenues pour responsables.
François Héran décrypte le traitement politique et médiatique de la question migratoire en France. Pour cela, il offre un texte clair et vivifiant, qui a pour objectif de « rétablir les faits », et de présenter un « diagnostic réaliste et responsable sur la question des migrations et de l’asile en France », en sortant du « seul prisme du national et en raisonnant sur le temps long ». Le sociologue, directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques et détenteur de la chaire « Migrations et sociétés » du Collège de France, met ainsi en lumière la manipulation des données de base qui « trompe gravement les Français et aiguise inutilement les tensions ». Il rétablit de la complexité et des nuances dans le débat public « où l’on ferraille trop à coups d’idées simples et d’oppositions binaires ».
Par exemple, contre cette idée de l’appel d’air, il vient rappeler que « la France n’est pas le pays le plus attractif d’Europe, bien au contraire ». Et, par un savant retournement, il se demande s’il ne faudrait pas « s’en inquiéter et mettre le sujet sur la table ». D’autres exemples : la migration familiale, même si elle fixe toutes les obsessions, est l’objet d’un fantasme car elle est en baisse. Au lieu de renvoyer dos à dos le régulier et l’irrégulier, il rappelle également qu’entre « procédure régulière ou filière irrégulière, la ligne de crête qui sépare les deux destins est étroite et aléatoire », et aggravée par l’incurie des politiques. Il s’attaque également à la prophétie inepte du « grand remplacement ». Grâce à une mise en perspective historique, il précise que les frontières de l’identité nationale sont mobiles. François Héran dénonce ainsi avec force et en s’appuyant sur de nombreux discours politiques récents le fait que la politique migratoire soit devenue une politique d’opinion. Il faut cesser d’entretenir les peurs à des fins électoralistes, et défendre la mise en place de politiques plus réalistes, à l’épreuve des faits.
Michel Agier s’attarde également sur la question de la manipulation des peurs et des fantasmes par les politiques, en adoptant la perspective de la philosophie et de l’anthropologie. Il fournit l’ébauche d’une « anthropologie de la peur » saisie « comme un fait social et politique » et analyse la construction de « l’indésirabilité » qui naturalise les morts aux frontières de l’Europe. Dans son court essai (une centaine de pages), l’anthropologue, spécialiste de la mondialisation, des conditions et des lieux de l’exil, propose de « comprendre ce qui s’impose contre ces élans d’ouverture, et qui au contraire fait régresser le monde vers plus de fermeture, de rejet et de séparation », « comprendre de quoi est fait ce rideau de violence » pour mieux agir sur lui et construire les possibles d’un monde commun.
Michel Agier évoque une « dystopie sous [ses] yeux » lorsqu’il décrit « le tri des populations et des corps, la mise à l’écart, l’encampement durable ou la rétention de certaines personnes ». Il contribue ainsi à la construction d’un autre regard européen essentiel à travers la mise en valeur de films et de romans qui, derrière l’anonymat, donnent à voir la multitude de vies, de parcours et de cultures qui viennent se briser aux frontières de l’Europe, « élargies et épaissies par une panoplie de moyens ». De la même manière, Marie-Laure Morin insiste sur la nécessité de « traiter l’étranger comme une personne ». Ce travail, que Michel Agier décrit comme un « essai utile », s’inscrit dans une longue réflexion menée sur les politiques d’accueil au niveau institutionnel, mais aussi de collectifs citoyens, en particulier dans L’étranger qui vient. Repenser l’hospitalité (Seuil, 2018).
Juriste et déléguée du défenseur des droits à Toulouse, Marie-Laure Morin s’inspire de cette réflexion et la poursuit du point de vue du droit. Évoquant, comme Michel Agier, l’œuvre de la juriste Mireille Delmas-Marty et la « force imaginante et agissante du droit » qu’elle défendait, elle se situe dans une démarche pragmatique, bien décidée à infléchir le débat public et les politiques. La fermeture et le repli ont des conséquences profondes car ils provoquent des drames humains et fissurent l’État de droit. Il s’agit ainsi de deux ouvrages nécessaires et salutaires car ils alertent sur le danger de l’altérité radicale, de la situation d’exception dans laquelle sont maintenus les migrants. Cette situation constitue un danger pour la démocratie et pour l’État de droit, ainsi que pour « les principes de droit et d’humanité dont l’Union européenne se réclame au plus profond de son identité », comme l’écrit Michel Agier. Ces récits sont d’autant plus forts qu’ils s’appuient sur des expériences concrètes : Marie-Laure Morin comme bénévole dans l’accompagnement des personnes exilées à La Cimade pendant plus de dix ans ; et Michel Agier qui a mené pendant sept années des enquêtes dans des camps de réfugiés et de déplacés.
Le texte de Marie-Laure Morin, très accessible malgré la technicité et la spécificité de ce domaine du droit, explore du point de vue juridique et pratique ce que l’hospitalité reconnue comme principe fondamental pourrait apporter au droit et à la politique des migrations. François Héran rappelle également que « le droit des étrangers, c’est aussi, désormais, qu’on le veuille ou non, les droits des étrangers ». La façon dont on va considérer l’étranger a, en effet, des conséquences très pratiques : « lorsque l’étranger est d’abord considéré comme un intrus, c’est-à-dire avec suspicion, la protection des droits fondamentaux en particulier des personnes les plus vulnérables s’en trouve affaiblie ».
La démonstration de Marie-Laure Morin est organisée en deux parties. Elle dresse d’abord la genèse du concept d’hospitalité : comment ce principe éthique et philosophique peut-il devenir un principe juridique ? Elle rappelle l’importance des principes fondamentaux dans la construction du droit et met l’accent sur le fait que « tout le monde a le droit d’avoir des droits », reprenant la célèbre formule d’Hannah Arendt, philosophe dont s’inspire également Michel Agier. Elle insiste sur la nécessité de mettre en place une « pédagogie des droits fondamentaux » qui ne doivent pas rester à l’état de « bons sentiments » : « on peut être sans papiers, mais pas sans droits ».
Marie-Laure Morin montre, dans une seconde partie, comment le principe d’hospitalité pourrait guider les politiques migratoires à l’échelle internationale et européenne et orienter la construction du droit des étrangers en France. Loin des politiques migratoires restrictives et dissuasives, elle conseille de « faire respirer les frontières », s’appuyant ici sur les constats de nombre de spécialistes de la migration. Sous sa plume, cette proposition n’a rien d’un vœu pieux ou d’une formule angélique, car, pas à pas, elle en montre la faisabilité et les bienfaits à travers des propositions juridiques concrètes, notamment une politique des visas plus souple. Son travail, qui en appelle à des décisions politiques courageuses, comporte donc une forte dimension prospective. Il dénonce les manquements et les dérives des politiques migratoires européennes, mais il s’agit aussi d’une « utopie concrète » et réaliste puisque Marie-Laure Morin propose des réformes pratiques guidées par ce principe d’hospitalité à tous les moments du parcours migratoire, non seulement au moment du franchissement de la frontière mais aussi après, jusqu’à l’installation éventuelle dans le pays de son choix. Ces réformes pratiques concernent, par exemple, les conditions d’obtention des papiers qui devraient selon elle être fondées en droit.
Ces ouvrages font puissamment écho à la situation des exilés qui peinent à trouver des lieux d’accueil et les moyens que leurs droits soient reconnus. En France, la demande d’asile comme d’un titre de séjour relève d’un « long parcours d’obstacles, maintenant les personnes dans une grande précarité ». Les difficultés sont multipliées à un moment où s’impose une gestion « kafkaïenne » de plus en plus dématérialisée et anonyme. Les constats dressés par les auteurs sont accablants mais nécessaires à la construction d’autres politiques ou au renforcement d’initiatives citoyennes qui favorisent « l’horizontalité et les réseaux plutôt que la verticalité et les territoires clos » (Michel Agier). Marie-Laure Morin rappelle ainsi justement « la force du droit qui nait du mouvement de la société ». En cela, ces textes ont aussi une forte dimension prescriptive, comme en témoigne la conclusion de François Héran qui propose des solutions ambitieuses pour « sortir du déni » et « faire avec l’immigration », c’est-à-dire « promouvoir une politique active d’accueil, d’intégration et de promotion qui prenne la juste mesure des mouvements de population concernés, qui les prévienne et les régule en respectant les règles de l’État de droit ». Prescriptive mais aussi prospective, car il s’agit pour ces trois chercheur.e.s de promouvoir un autre modèle de société, en rappelant, comme l’écrit François Héran, que « l’immigration en France n’est pas une intrusion massive mais une infusion durable ».