Après s’être intéressé à la figure de Saint-Just dans Saint-Just et des poussières (2021), Arnaud Maïsetti porte son attention sur Étienne Brûlé, aventurier méconnu du XVIIe siècle qui contribua à la colonisation européenne de l’Amérique du Nord. Cet analphabète, dont la vie n’est connue qu’en pointillé et dont la trace se perd quelque part dans les grands espaces, apprit à parler la langue des Hurons auprès desquels il vécut, et il devint truchement – c’est-à-dire interprète – de Samuel de Champlain. Roman des Nouveaux Mondes et de la rencontre avec l’Autre, Brûlé vif est aussi une méditation mélancolique sur la langue.
Arnaud Maïsetti, Brûlé vif. L’Arbre vengeur, 270 p., 19 €
Comme l’écrit l’historien des coureurs de bois Gilles Havard, Étienne Brûlé, de par sa condition d’analphabète, « n’offre aucune clé de compréhension » (L’Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du Nouveau Monde, Flammarion, 2021). De fait, il n’a pu laisser aucune trace écrite autre qu’un nom maladroitement tracé sur tel ou tel registre. De lui, on ne sait donc que ce que les autres ont écrit, au premier rang desquels Samuel de Champlain, son mentor, et quelques missionnaires qui voyaient Brûlé, « l’Indien blanc », d’un mauvais œil. Entre la légende dorée de l’explorateur des Grands Lacs et la légende noire du vaurien renégat – il s’est mis au service d’un corsaire anglais, trahissant de fait Champlain –, demeure donc l’épaisseur du secret. Mais ce récit n’est pas une tentative de combler les blancs de l’histoire d’Étienne Brûlé. Le narrateur en souligne au contraire les béances, et lorsqu’il formule une hypothèse ou s’adonne à une rêverie méditative, il le reconnaît sans fard. Cette vie de Brûlé ne vise pas à rendre transparente une existence finalement moins ensauvagée qu’enténébrée. Elle en récrit le mystère, ou plus exactement tente d’en cerner les contours. Dès lors, l’intérêt du récit ne saurait résider dans la succession d’anecdotes biographiques de toute façon insuffisantes à faire la lumière sur la destinée du personnage.
Quel est le sujet véritable de l’ouvrage ? Sans doute l’énigme dissimulée sous les cendres de Brûlé n’est-elle rien d’autre que la quête d’une langue différente, celle des Hurons. Le conteur tente d’en approcher le secret, progressant par cercles concentriques, comme le feraient les Indiens dans un western de John Ford. Mais gardons-nous d’y voir une méditation abstraite, une rêverie déshistoricisée. Ce que le narrateur écrit des explorateurs et de Champlain en particulier nous rappelle utilement le caractère politique de la maîtrise de la langue : « Les explorateurs écrivent leurs voyages dans la langue où ils ont appris à voir et à écrire bien avant leur voyage. Alors ils écrivent le mot Sauvages à l’entrée de leur livre et ces mots exécutent le rituel de leur mise à mort. À force de livres, ils pensent ainsi avoir accompli leur voyage. Voilà peut-être le secret de l’énigme. Si Étienne Brûlé a su parler les langues inouïes de ce bord du monde, c’est qu’il ignorait l’écriture de la sienne. » Hypothèse poétique et romantique à laquelle le narrateur aimerait pouvoir pleinement croire. Mais jamais il n’est dupe de sa propension à poétiser l’existence de Brûlé.
Cette théorie dit néanmoins quelque chose de crucial : la rencontre de Brûlé avec les Hurons est rendue possible car il ne l’écrira pas, a fortiori dans sa langue natale. Chargée d’idéologie, la langue des Occidentaux est liée aux intérêts commerciaux, phagocytée par les préjugés racistes ou les intentions messianiques. Ainsi croise-t-on la figure du père récollet Gabriel Sagard, auteur d’un dictionnaire de la langue huronne, qui, non content de se servir des connaissances d’Étienne Brûlé pour sa rédaction, discrédite ce dernier auprès de Champlain. Son dictionnaire, loin d’être une œuvre désintéressée, se veut un instrument pour évangéliser les tribus nomades nord-américaines. Quant à Champlain, auteur d’une relation de voyage significativement intitulée Des sauvages, il incarne tout autant le rapport utilitaire à la langue de l’Autre : « Oui, [Champlain] sait qu’il ne pourra remonter la terre s’il n’a que des mousquets et aucun mot en lui. La route ne s’arrache que dans le langage, et il faudra bien se rendre maître des mots pour l’être des sauvages qu’il n’entend pas, et ne voit peut-être que comme au bout de son arquebuse, proies, bêtes, pierres dressées, arbres. » Bref, il s’agirait pour lui de comprendre pour prendre et, en fin de compte, détruire. Todorov décrivait le paradoxe de Cortès à travers une formule lumineuse, cette incompréhensible « compréhension-qui-tue » (La conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Seuil, 1982). Jamais, dans le récit, Champlain ne voit au-delà de ses préjugés, jamais il n’entend au-delà de sa langue. Ses relations sont au service de l’édification de son propre mythe et servent la justification de la conquête. Elles ont pour charge de montrer aux concurrents européens que la Nouvelle-France prend forme. La langue de l’Autre reste donc, pour Sagard ou Champlain, un moyen, et le narrateur leur oppose un autre rapport à la langue, en la personne de Brûlé.
Ce dernier, parce qu’il est analphabète et qu’il ne fera pas la relation de ses divers voyages, échappe à un usage purement pragmatique de la langue. Il demeure disponible à l’Autre, à l’écoute de ses sonorités inouïes qu’il tente de reproduire : « On n’apprend pas la langue, on la fait en soi, c’est ce que disent sans phrase les Innus à Brûlé, et aurait-il pu le comprendre ? […] Un mot après l’autre, un geste après l’autre, c’est apprendre à nommer ce qui rendra possible soi-même au milieu de ce qui nous entoure jusqu’à rencontrer son nom et comprendre qu’il était là, qu’on ne faisait que le rejoindre – et qu’on nomme cela la mort ne suffit pas à dire son mystère et la force enclose en elle ». Ainsi le romancier lie-t-il l’apprentissage d’une langue (et par là même d’une pensée autre) à l’accomplissement de son personnage, comme si son métissage, de nécessité (diplomatique et commerciale), devenait destinée. Dès lors, Brûlé n’appartient plus à ce « Nous » occidental que de façon marginale, tandis que les Autres l’accueillent comme un des leurs. Il est cet homme entre deux mondes, ce truchement qui appréhende peu à peu une autre façon de parler et de voir.
Cela donne de très beaux passages sur la façon dont le système d’une langue façonne notre rapport au monde, notre manière de saisir la réalité : « Brûlé s’arme d’une langue neuve et bancale et c’est avec elle qu’il s’enfoncera dans l’épaisseur touffue du monde où chaque mot aura été l’épreuve de leur traversée. Veiller sur la langue est peut-être tâche de poète, mais la porter, au bout de sa torche, tandis que l’hiver ne cesse de se répandre en désordre sur lui-même, et puis lentement refaire le trajet des choses vers les mots pour leur donner naissance dans le brouillard, les dresser ensuite dans l’existence parce qu’on a trouvé l’accentuation juste sur la troisième syllabe d’une sifflante […] paraît tâche d’homme qui sait que cette tristesse tombée dans les choses ne tient pas aux choses, ni au nom, mais au malheur d’avoir pensé par là terminer leur trajet en nous ». Le personnage de Brûlé n’adopte pas seulement les mœurs des Hurons, mais aussi un rapport poét(h)ique à la langue, et donc au monde.
Étymologiquement, truchement pourrait désigner le coucher du soleil, le désert, ou bien le don de parler, ce qui fait dire au narrateur « qu’elle est vaine et désespérée la quête de l’origine pure des mots, surtout quand elle revient à dire la force de dire ». Il y a quelque chose, dans tout ce livre, d’intensément mélancolique qui tient autant à la figure de Brûlé qu’à la nature du projet : saisir l’insaisissable. Arnaud Maïsetti se met à l’écoute de son personnage comme celui-ci s’est mis à l’écoute du Nouveau Monde. Le romancier fait avec Brûlé ce que ce dernier a accompli avec la langue huronne avant lui. C’est qu’il y a analogie entre les langues éteintes d’Amérique du Nord et la trace perdue de Brûlé. La quête biographique adhère tout à coup à la quête de la langue. C’est un même chemin semé de cendres. La langue d’Arnaud Maïsetti aurait pu se perdre dans une oralité vouée à l’artificialité. Elle nous semble au contraire en quête d’elle-même, tentant moins de renouer avec une oralité originelle fantasmée que cherchant à l’inventer.