La République albanaise et la France

Qui se souvient que la France a contribué à l’indépendance de l’Albanie pendant la Première Guerre mondiale ? Le nouveau roman de l’écrivain et diplomate albanais Luan Rama nous le rappelle.


Luan Rama, Une si longue absence. Trad. de l’albanais par Sébastien Gricourt. Fauves, 200 p., 18 €


En effet, en mars 1917, les militaires de l’armée d’Orient, en poste dans le sud-est du pays, fondent « la République de Korça » (du nom de la ville appelée aussi, à l’époque, Korytza en grec). Le colonel Descoins, envoyé par le général Sarrail, expulse les autorités grecques pour des raisons militaires : Venizélos penche pour les Alliés mais le roi Constantin Ier préfère l’Allemagne.

Une si longue absence, de Luan Rama : en République de Korça

Carte postale représentant Korça( vers 1916-1918). À gauche, on distingue la cathédrale qui sera détruite. Dans la légende, le mot Albanie est barré au profit du mot Grèce

L’armée française confie alors l’administration de la cité et des environs aux Albanais. Et ce, de façon très sérieuse : un « Protocole » est signé, un Conseil de 14 membres siège, une gendarmerie est constituée, des écoles en langue albanaise ouvrent. Le drapeau rouge, avec l’aigle bicéphale noire, flotte sur les édifices publics, seulement cravaté par les trois couleurs françaises. On va même jusqu’à émettre des timbres albanais, qui ont une grande valeur aujourd’hui !

Cette liberté d’action est une surprise pour la population qui gardera longtemps de la reconnaissance pour la France. L’entente est parfaite ; « la République » fonctionne, les soldats venus de tout l’Empire, du Sénégal à l’Indochine, peuvent se concentrer sur la chose militaire : Allemands, Autrichiens et Tchèques sont en face, et les combats sont très durs.

Luan Rama s’inspire des lettres du successeur de Descoins à Korça, le colonel André Ordioni qui écrivait beaucoup à sa famille. L’une de ses missives évoque une macabre découverte. Lors d’une reconnaissance sur les hauteurs, l’officier trouve six corps de soldats autrichiens. Nulle blessure : surpris par une tempête de neige, ils ont gelé sur place. Ému, et à la surprise de ses hommes, le colonel fait inhumer ces soldats ennemis et tire une salve d’honneur. Luan Rama va utiliser cette lettre et quelques autres pour imaginer une suite à l’aventure albanaise.

Une si longue absence, de Luan Rama : en République de Korça

Une église aroumaine transformée en cinéma (1988) © Jean-Paul Champseix

Dix années plus tard, les parents d’un des soldats autrichiens écrivent à Ordioni pour lui demander de les accompagner en Albanie afin de retrouver le corps de leur fils. Le colonel, blessé de guerre, souffrant, hésite, puis se résout à retourner au pays des aigles. Il sera accompagné de Petro, un orphelin qu’il a adopté. Luan Rama évoque ici un fait réel : un capitaine avait adopté deux enfants devenus orphelins à la suite de bombardements. N’ayant plus ni logis ni parents, ils suivaient le régiment qui les nourrissait. Petro est décrit comme un Gavroche qui accroche à ses loques les décorations autrichiennes qu’il trouve sur les champs de bataille.

À Korça, le colonel est reconnu et chaleureusement fêté, dans une ville qui s’est développée avec des moulins à céréales, une centrale électrique, de nombreux ateliers. De jolies maisons avec jardinet sont apparues. Les souvenirs remontent à la conscience. Ordioni se souvient d’un soldat tchèque capturé mais qui « se sentait libéré, comme s’il n’était pas prisonnier ». Celui-ci confie à quel point il déteste les Allemands et considère que cette guerre n’est pas la sienne. La conversation se poursuit un verre à la main. Puis il faut se résoudre à escalader la montagne, en compagnie des parents bouleversés. Après quelques tâtonnements, les corps sont retrouvés.

Il y a là une petite musique qui rappelle Le général de l’armée morte d’Ismaïl Kadaré (1963 ; Albin Michel, 1970), roman qui évoquait les recherches, effectuées par un prêtre et un général italiens, des corps des soldats tombés pendant la Seconde Guerre mondiale. L’officier se remémore l’épisode : « Il y avait une grande innocence dans cette mort. Non, ce n’était pas celle venant des tranchées, des mitrailleuses, des bombes. C’était une mort sans ennemi ». Il revoit aussi les cadavres épars de Verdun, énucléés par les oiseaux… Il ne voulait pas que cela se reproduise. Sa hiérarchie ne va pas manquer de lui reprocher ces enterrements et la salve tirée pour des ennemis dans les hauteurs pourtant désertes de l’Albanie.

Une si longue absence, de Luan Rama : en République de Korça

Cimetière français de Korça (1988) © Jean-Paul Champseix

Luan Rama ne passe pas sous silence un triste événement qui a endeuillé la ville. Après le départ du colonel Descoins, le préfet de police albanais, qui fut toujours un fidèle de la France, Themistokli Gërmenji, est inexplicablement arrêté, jugé pour trahison par un jury militaire français à Thessalonique et fusillé. On perçoit ici la lutte diplomatique que menaient les Grecs qui entendaient s’emparer du sud de l’Albanie considéré comme « l’Épire du Nord ». Toutefois, lors de leur départ, les militaires français ont pris soin de déléguer l’autorité aux Albanais pour contrecarrer les ambitions hellènes. Détail vraiment insolite, Luan Rama nous apprend qu’une vingtaine de soldats des bandes irrégulières, « les comitadjis », suspectés d’avoir combattu pour l’ennemi, furent envoyés… au bagne de Cayenne ! Il reste aujourd’hui encore, à Korça, le cimetière militaire français où, à côté de Dupond Georges et Lebreton Nicolas, reposent Omari Abd-el-Kader, Tu Tan Thi et Boubakari Ickoy Baradji.

Avant son départ, le consul d’Autriche, ancien militaire, vient remercier le colonel pour la restitution des corps. Tous deux s’aperçoivent qu’ils combattaient face à face dans cette guerre qui leur semble à présent absurde. « Désormais, nous n’avons laissé derrière nous que des souvenirs et des morts », constate le diplomate.

Les lecteurs qui souhaiteraient situer historiquement le roman de Luan Rama pourront lire avec profit Six mois d’histoire de l’Albanie du colonel Descoins, présenté judicieusement par Grégor Marchal (Verlhac, 2020), et Un officier français dans les Balkans, signé du petit-fils du colonel Ordioni, Dominique Danguy des Déserts (2014) qui publie les lettres et les discours sur l’Albanie de son parent. On s’aperçoit que les militaires, pourtant préoccupés par une guerre meurtrière, s’intéressaient et même s’attachaient à un pays qu’ils cherchèrent à défendre contre le Quai d’Orsay, soucieux de ne pas mécontenter les Grecs et les Italiens qui manifestaient des prétentions territoriales. C’est ce que montre le récit de Luan Rama avec le retour de ce vieil officier qui n’a rien oublié et qui est accueilli par la population.

Une si longue absence, de Luan Rama : en République de Korça

Lycée français de Korça (1988) © Jean-Paul Champseix

Après la guerre, sera fondé le lycée français de Korça qui formera une bonne partie de l’élite albanaise. Les professeurs animent la ville avec pièces de théâtre et concerts. Dans la rue, au café, on dit fréquemment : « bonjour » et « merci ». La ville est surnommée « le Petit Paris » ; des rues portaient les noms de Victor Hugo, de Lamartine, du général Sarrail. Le lycée sera fermé par Mussolini lors de l’invasion italienne de 1939. Les élèves escorteront leurs professeurs français expulsés. Le directeur, Xavier de Courville, membre de l’Action française et ami de Barrès, récite alors, sous l’œil de l’occupant, la fable « Le loup et l’agneau ». Les élèves, ne pouvant crier « Vive la France ! », clament : « Vive La Fontaine ! » L’enseignement au lycée était teinté d’un fort nationalisme, ce qui dut influer sur l’avenir du pays. D’ailleurs, un élève qui était devenu professeur de morale dans cet établissement en 1937 laissera quelques souvenirs : le camarade Enver Hoxha…

Sous le régime communiste, la ville est quelque peu délaissée. Sa grande cathédrale est détruite et ses pierres servent à construire un stade. Beaucoup d’icônes sont détruites lors de la Révolution culturelle de 1967 mais des gens courageux parviennent à en sauver. La propagande ironisait sur ces « bourgeois » qui utilisaient des mots français dans la vie quotidienne. Il est possible que dans cette moquerie ait plané comme l’ombre d’une nostalgie car, à l’époque, l’avenir était ouvert. C’est ce que souligne le roman de Luan Rama, fort bien venu pour éclairer, avec sensibilité, une page d’histoire à redécouvrir.

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