Avec Vie contre vie, Tristan Garcia poursuit son Histoire de la souffrance en se renouvelant. Si le premier tome séduisait par son humour noir et un ton s’adaptant aux époques évoquées, dans ce deuxième volume le style se simplifie alors que la trame narrative devient plus complexe. Les personnages d’Âmes souffraient énormément. Même si ceux de Vie contre vie en bavent encore, le récit s’attache surtout, de siècle en siècle, aux recherches tâtonnantes pour supprimer cette souffrance. Cela s’accompagne d’une réflexion sur le progrès et la transmission des savoirs, tout en faisant de Vie contre vie une entreprise romanesque sans équivalent dans la littérature francophone, une formidable suite de neuf histoires entre l’an mil et la révolution française qui, avec celles d’Âmes, en composent une autre à l’échelle de l’humanité. Un troisième tome ira jusqu’au futur.
Tristan Garcia, Vie contre vie. Histoire de la souffrance II. Gallimard, 704 p., 25 €
Le plaisir de raconter souffle d’un bout à l’autre sur Vie contre vie. Tristan Garcia utilise la charge imaginaire de la Grande Histoire, les palais d’Al-Andalus, le royaume vacillant de Jérusalem, les étendues sans fin de l’Empire mongol, les ambiguïtés culturelles dans la conquête de Cortès, les sorcières médiévales ou les Frères-de-la-côte de Tortuga. Fidèle à son projet de faire d’Histoire de la souffrance une épopée des humbles, plutôt que de s’intéresser aux têtes d’affiche, il se glisse dans les interstices de l’Histoire. Les premiers rôles reviennent à ceux qui gravitent dans l’orbite des Grands Hommes et qui en sont éjectés, les courtisanes, les assistants, les traducteurs ou interprètes envoyés accomplir une mission obscure, et qui sont oubliés. Ou aux sans-grades : fille de cuisine, servante, esclave. Vie contre vie s’aventure aussi dans des espaces-temps peu arpentés par la fiction : l’Empire du Mâli naissant ou Birmingham à l’aube de la révolution industrielle.
L’ambition du projet pourrait effrayer, elle est pourtant réalisée car chaque histoire existe en elle-même et, contrairement à d’autres romans du même ordre, qui sombrent vite dans l’uniformité, elle se déploie sur le nombre de pages qui lui est nécessaire (entre 17 et 160). Entreprise réussie, aussi, parce que Tristan Garcia, tout en inscrivant ses récits dans l’Histoire du monde, s’arrange librement avec la réalité.
Au passage, il rend hommage aux genres qui l’ont inspiré. L’uchronie : Constantinople en 1229 abrite à la fois des Mamelouks et des croisés ; le fantastique, à travers des visions du passé et de l’avenir ; le roman gothique et la science-fiction, une nuit de pleine lune dans une cave de Birmingham ; le roman-feuilleton : un personnage fait cinq pas puis la phrase suivante annonce qu’il s’est écroulé au bout de quatre, un autre se signe les mains attachées dans le dos ; le récit de voyage merveilleux à la Marco Polo. Les incohérences se concentrent d’ailleurs dans cette troisième histoire, où, au XIIIe siècle, un « traducteur » autodidacte rédige en route la relation de sa fuite à travers toute l’Asie. Les inexactitudes deviennent aussi un moyen d’interroger la nature des textes compilant le savoir au Moyen Âge.
Deux livres s’écrivent dans Vie contre vie. Ils passent de main en main, s’enrichissent d’ajouts successifs, deviennent des sommes bâtardes et vives unissant encyclopédie médicale, traités de sorcellerie et d’exorcisme, récits de voyage, autobiographies. L’un est inspiré d’un livre réel, La méthode d’Abu al-Qasim, manuel de chirurgie qui ne sera obsolète qu’au XIXe siècle. L’autre est un livre fictif, La mémoire, initié par Kelet le traducteur. On touche dans Vie contre vie à une joie de la connaissance, de l’apprentissage, comme du récit et de l’aventure.
On retrouve également la ronde des réincarnations d’Âmes, symbolisées par des couleurs : Bleu, Rouge, Vert, Jaune. Par exemple, Baudouin IV le roi-lépreux, la petite Tingri (« le Ciel ») – réincarnation de Gengis Khan – la jeune Bohémienne Eliška et l’esclave orphelin Bundu sont tous Bleu.
Selon un autre réseau d’échos, certaines figures reviennent : le souverain faible, le bourreau, la sorcière, le médecin ; et surtout des enfants, car la parentalité, réelle ou spirituelle, constitue un des thèmes forts du roman. La souffrance est toujours un fil conducteur, mais à travers l’idée de son atténuation, l’anesthésie, chère au chirurgien d’Al-Andalus comme au chimiste du XVIIIe siècle. S’y mêle la notion de progrès, d’abord à travers un élan obscur poussant les personnages vers l’ouest, mouvement général du livre : de l’Ancien Monde vers le Nouveau, puis de plus en plus explicitement. À cette tension vers l’avenir s’opposent d’autres personnages : Noir, Blanc et Gris. Eux tentent de préserver le passé. Dans le cas de Blanc et de Gris, ce sont des êtres de pouvoir. Le chemin vers le progrès reste hésitant et cause lui aussi de nombreuses souffrances.
Tous ces échos entre les textes, dont plusieurs se suivent, dessinent une cohérence trouée, dépenaillée, incertaine – à l’image des destins des personnages – mais juste, ouvrant de multiples fenêtres sur l’Histoire de l’humanité. On peut lire Vie contre vie ingénument, avec bonheur, car plusieurs personnages sont inoubliables : Eliška la sorcière jetée au fond d’un puits, Dolores la servante méprisée devenue prophète, Muhammad le chirurgien amoureux… Aussi parce que certains passages allient finesse sensible, force expressive et comique, telle une bagarre d’impotents ou une réunion de notables embarrassés d’un cadavre à faire disparaître.
On peut également suivre les multiples pistes de réflexion qu’esquisse Tristan Garcia : les différents pouvoirs de l’écrit – mémoire : « c’est ce qui restera quand nous serons morts » ; description du monde : les changements de nom de plusieurs personnages sont importants ; jeu : un esclave marron s’appelle « Gaston Le Roux » et Bundu clôt ainsi le récit de sa vie : « Qu’un seul homme pense, s’il l’ose : j’aurais mieux fait que lui » ; l’ébauche d’une littérature du non-humain (ver, criquet, cormoran, arbre…) ; l’espoir « d’une évolution de notre espèce, moins souffrante et plus sensible ».
À la fois livre des merveilles et devisement du monde, Histoire de la souffrance a l’ampleur d’un roman-monde. Grâce à une compréhension très fine des possibilités de la fiction, Tristan Garcia a construit un roman divers et varié, profus, contradictoire, cruel et joyeux, divertissant et intelligent. C’est beaucoup.