Le génie des maisons

Décidément, la fiction italienne la plus récente témoigne d’une imagination remarquablement diversifiée de l’art du « roman » ! Après l’étonnant Mes désirs futiles et les aventures de son héros, une fouine, Andrea Bajani propose un roman dédié aux « maisons », un roman dont l’emblème est une tortue baladeuse, avec sa maison autotractée.


Andrea Bajani, Le livre des maisons. Trad. de l’italien par Nathalie Bauer. Gallimard, 304 p., 23 €


« Roman », en effet, puisque cette indication figure sur la page de couverture (de l’édition française, contrairement à l’édition Feltrinelli du livre de Bajani), mais le contrat de lecture que cette qualification implique usuellement est ici soumis à de multiples amendements ! On y trouve des personnages, certes, nommés par des termes génériques, des noms communs : « Père », « Mère », « Fillette », « Grand-mère» « Parentèle », entourant un « Je » qui se conjugue à la troisième personne. Mais aussi des personnes « réelles » sans liens narratifs avec la cartographie familiale précédente, identifiées par des antonomases réservées à l’évocation (à l’invocation) de deux figures spectrales, traumatiques, aujourd’hui encore, de l’histoire italienne : « Poète » (sans article défini) dont la mémoire endeuille plusieurs de ces très brefs récits, mémoire fragmentée des lieux que Pier Paolo Pasolini habita, des lieux où il fut massacré, des voitures-maisons qu’il posséda, telle son Alfa Romeo ; et « Prisonnier » pour faire ressurgir les images, fixées à tout jamais, de la captivité, de la mort, en 1978, d’Aldo Moro avec une insistance sur sa « dernière maison » : le coffre de la Renault 4L rouge où son corps recroquevillé fut retrouvé.

Le livre des maisons, d'Andrea Bajani : le génie des maisons

À Gênes (2003) © Jean-Luc Bertini

On y trouve aussi le temps et l’espace bien sûr, sans lesquels il ne peut guère y avoir ce champ sémantique sur le fond duquel s’inscrit l’action de toute fiction romanesque. Mais ici pas d’action continue, pas même de trame narrative, si ce n’est un archipel de notations (soixante-dix-huit textes brefs, fragments plutôt, correspondant à une quarantaine de « maisons » car certains de ces espaces habitatifs font l’objet de variations et de reprises) sur des instants de vie quelconque dans une famille elle-même quelconque à Turin, Rome, Paris ou dans quelque lieu de villégiature, pendant les trente dernières années du XXe siècle. Des instants ou plutôt des instantanés, saisis dans des « espèces d’espaces » ayant en commun d’être lieux de vie, éléments constitutifs de l’habitat humain, dans sa matérialité la plus concrète, la plus insignifiante ou au contraire figuration métaphorique, allégorique, analogique : la « maison » traduisant alors l’inclusion du corps dans les espaces les plus divers : « La Maison de la tumeur » (l’hôpital), « La Maison de la voix » (la cabine téléphonique ) ou encore la kafkaïenne « Maison de la Loi »… Ces espaces s’animent par la vie qui s’y installe, par les déplacements que l’on y effectue, par les actions que l’on y conduit (statiques : les conditions du repos ; dynamiques : la confection des repas, le dressage d’une table…). Meubles, portes, fenêtres, parquets ou carrelage de cuisine, chambres, salles de séjour, ascenseurs, paliers, balcons, sont autant de lieux décrits comme manifestations de présences, de rencontres le plus souvent fugaces, enfuies, silencieuses, dissoutes par les départs, les deuils, l’oubli, dans la vie comme succession de répétitions : celles des travaux et des jours…

Voilà pour le cadre. Mais ces propos ne rendent aucunement compte de l’enchantement que suggère la lecture de ces récits-notations d’atmosphères, pour les plus réussis d’entre eux au moins, car il va de soi que le procédé structurel, répétitif, qui préside à la saisie le plus souvent visuelle, remarquablement cinématographique, de ces « maisons » et de leurs habitants, atteste d’une qualité d’invention, ironique, humoristique, dramatique, tragique, toujours présente, mais d’intensité variable. Ce sont précisément les espaces que l’on découvre, dans l’incipit, comme le ferait une caméra à l’épaule, y pénétrant sans aucun plan général préalable, sans aucune présentation de la nature de la « maison », qui réservent au lecteur les découvertes les plus inattendues, les plus énigmatiques aussi, tant les titres qui président à nombre de narrations (« La Maison automotrice de Famille », « La Maison parallèle », « « La Maison de Grand-Père inexistant », etc.) laissent perplexe et surtout ne permettent guère de présager du contenu, tout comme la date qui y est accolée, elle même sans pertinence, sauf (exception significative) pour les récits consacrés à « Poète » et à « Prisonnier ».

Voici quelques débuts de récits :

« La Maison de la tumeur », 2009 : « Une impression d’imposture s’empare de Je dès l’instant où il voit le bâtiment se détacher sur le ciel pur, en pleine campagne – les montagnes, derrière, renvoient le regard dans les cordes. Elle correspond au silence solide de la structure, au vide qui la découpe dans le paysage. Elle correspond à la nature de l’édifice, à la guerre mondiale qui y fait rage. »

« La Maison de la clôture », 2011 : « La vision d’ensemble est ce qui reste d’un déjeuner, ou d’un dîner, soit l’ordre ayant volé en éclats, la désagrégation de tout ce qui, auparavant, était entier… »

« La Maison de la dispersion », 2019 : « Elle est située, dans la version orale, “après la sortie d’autoroute, sur la droite”. Mais, sur le GPS, elle n’existe pas, ou plutôt elle est un leurre : la voix de femme vous envoie ailleurs. »

Le livre des maisons, d'Andrea Bajani : le génie des maisons

Andrea Bajani © Catherine Hélie

Ce regard-image-mouvement, qui paraît créer un espace en y pénétrant, fait parfois preuve d’une attention saisissante à l’absence, à ce qui n’est plus, à la vie disparue et à la persistance de traces selon un régime métaphorique singulièrement inventif : « Une fois la porte ouverte, ce sont surtout les murs qui s’offrent au regard de Je. Vider une maison consiste à lui rendre ses murs, à restituer au logement le squelette que forme sa maçonnerie alors qu’habiter signifie, au contraire, nier la construction, la transformer en espace (les images accrochées disent : “Regarde-nous, ne regarde pas ce qui est dessous”). Cette opération offre aux clous la possibilité de jouer les protagonistes : conçus pour vivre cachés, ils apparaissent en pleine lumière à cette seule occasion. Ils sortent des murs comme des antennes d’escargot, s’étirent pour voir : ce sont les yeux du parpaing, ils constatent qu’il n’y a plus personne. » (« La Maison bourgeoise de famille », 2018)

Existe enfin un art constant (il convient à ce propos de souligner la qualité de la traduction) de la description métaphorique en général qui métamorphose le quotidien en une poétique singulière du geste, par exemple dans « La Maison de l’armoire », 2006 : « Maintenant la porte de la chambre s’ouvre ; Fillette fait son entrée. Elle se dirige vers Je, sa main en forme de pistolet dégainé, prête pour les politesses d’usage ; elle serre la main de Je en appuyant sur la détente de son prénom. Fillette est une figure nette, dos droit, un tee-shirt qui marque la fin de l’enfance en tant qu’intention. »

Peut-être convient-il de nommer cette poétique de l’espace, cette poétique cartographique de l’habitat et de la vie, la plus quotidienne, la plus banale, qui s’y déploie transfigurée : une poétique de la défamiliarisation, souvent dominée par une figure, elle-même spatialisante – l’ironie ! Cette poétique, on le sait, est un élément fondamental (fort ancien) des théorisations du formalisme russe sur la fonction même de la littérature. Il est réjouissant d’en constater la présence, actualisée, dans l’œuvre de Bajani aujourd’hui !

Le livre des maisons, d'Andrea Bajani : le génie des maisons

Alors, le choix thématique de la « maison », très exactement de l’οἶκος, se trouve exemplairement justifié : le lieu physique le plus universellement partagé, l’attention portée, avec douceur, avec tendresse, avec regret, avec terreur parfois mais avec une volonté de surprise toujours, à la matérialité des murs, des toitures, aux pouvoirs mystérieux des portes et des fenêtres, à la fonctionnalité des cuisines et autres espaces dédiés : à la vie commune, au sommeil, au franchissement des seuils entre intérieur et extérieur grâce aux balcons et aux ascenseurs, autant d’éléments frappés d’inexistence par l’absolue familiarité qui en dissout la matérialité fonctionnelle qui pourtant détermine nos vies. Andrea Bajani a le mérite considérable de re-sémantiser, grâce au dispositif de présentation systématique utilisé, le génie de ces lieux et l’inscription des corps en eux !

Il est une Maison, singulière, qui protège les « souvenirs en fuite » : un parallélépipède de plexiglas tels ceux que l’on trouve dans les jeux de fêtes foraines où, avec de l’adresse, en manipulant une pince mécanique, on peut tenter de « gagner » les lots déposés au fond de la boite transparente, sur un lit de sable ; et c’est dans une telle « maison » de plexiglas, enfouis sous un sol sablonneux, que gisent les souvenirs de Je : celui de sa sœur disparue, celui de toutes les occurrences de ce qui aurait pu être, dans la trame de sa vie. « La Maison des souvenirs en fuite est la boîte noire de ce que Je ne se rappelle pas, elle contient même la mémoire de ce qu’il a refusé, bien que cela se soit produit. À ne pas en douter, elle est ce qui permet à Je de dire Je en permanence tout en ayant conscience de mentir. »

Chacune des « maisons » évoquées dans Le livre des maisons constitue, peut-être, une station, un moment d’évocation de ces lieux enfouis dans la mémoire et dont les traces dessinent le parcours d’une vie, libérée par cet oubli même : « Puis l’étau dans le sable, le crabe qui remonte, vide, le énième sauvetage raté ».

Tous les articles du numéro 173 d’En attendant Nadeau