Europe : la guerre revenue

Ukraine

En ces temps de guerre revenue en Europe, voici deux livres stimulants qui peuvent nous faire avancer dans la compréhension de ce qui nous arrive, et nous inviter à réfléchir sur cette guerre. Chacun sent bien que nous sommes entrés dans une nouvelle époque, une Zeitenwende a dit le chancelier allemand. Encore faut-il mesurer l’ampleur de ce changement et quelles peuvent en être les conséquences à terme. Un an après l’agression russe contre l’Ukraine, François Heisbourg président de la très respectée Fondation pour la recherche stratégique (basée à Londres), en tire un premier bilan nuancé. Il met en valeur les changements qui se sont amorcés, tandis que l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, analyste des guerres du XXe siècle, revient sur ce qu’il appelle « le risque de la guerre ».


François Heisbourg, Les leçons de la guerre. Odile Jacob, 208 p., 19,90 €

Stéphane Audoin-Rouzeau, La part d’ombre. Le risque oublié de la guerre. Dialogues avec Hervé Mazurel. Les Belles Lettres, 194 p., 15,50 €


Pour Heisbourg, il n’y a pas de doute, nous sommes devant « un tournant stratégique de premier ordre dans l’histoire ». L’enjeu pour les deux belligérants est existentiel. De fait, avec de grandes vagues de réfugiés et l’ambition néo-impériale affichée par Poutine, cette guerre est la première « grande guerre des temps modernes ». Ici, les termes choisis renvoient à la Première Guerre mondiale et au XXIe siècle comme « temps moderne ». Sans s’engager dans des prédictions hasardeuses, il plante le décor de l’avenir en décortiquant les stratégies opposées. Il ne voit pas d’autre issue qu’une défaite russe, qu’elle vienne de la situation militaire ou de crises internes (révolte anti-Poutine ou disparition du dictateur). L’inverse, une conquête de l’Ukraine par la Russie, voire plus du côté des Pays baltes ou des Balkans, lui semble peu probable du fait des conséquences politiques d’une telle redistribution de l’ordre international. À moins de grands changements aux États-Unis en 2024.

François Heisbourg, Stéphane Audouin-Rouzeau : sur les guerres

Immeubles à Mariupol bombardés par l’armée russe (23 mars 2022) © CC4.0/Wanderer77/WikiCommons

Pour étayer son raisonnement, l’auteur énonce dix leçons d’une guerre qui passent en revue les comportements des forces opposées et de leurs alliés – une année de conflit suffit selon lui pour se faire une idée des atouts et des faiblesses de chacun. Il met en perspective, avec des précisions puisées aux meilleures sources, des événements que nous suivons avec inquiétude dans les médias. Il revient sur chaque opération militaire (spéciale ou non). Il met en scène les étapes de l’affrontement entre la mauvaise préparation des Russes, fondée sur l’illusion d’une Ukraine sans cohésion nationale, et la mobilisation patriotique exceptionnelle des Ukrainiens, leurs réussites tactiques surprenantes.

On mesure également le caractère vital, au sens fort du terme, des approvisionnements en armes venant des États-Unis, du Royaume-Uni et de plusieurs États membres de l’Union européenne avec en tête la Pologne devenue le hub de ce grand arrière. Sans oublier les ambiguïtés de certains, notamment de la France. « Au lieu de prendre la tête de la solidarité européenne vis-à-vis de l’Ukraine, écrit-il, nous avons été petits joueurs sur le plan militaire et adeptes d’un en même temps équivoque par rapport à l’envahisseur. » Parmi les leçons que tire Heisbourg de cette année, quatre principales s’imposent.

D’abord, ne pas oublier les invariants de la guerre. En faire fi « se paie très cher », comme l’a éprouvé au départ la Russie, qui a eu les « yeux plus gros que le ventre ». Outre l’incompréhension de la situation ukrainienne, elle n’a pas aligné une force adaptée à la taille du territoire qu’elle voulait conquérir. Surtout, ces invariants déterminent la conduite de la guerre. Nous ne sommes plus à l’époque des « zéro mort » et des « frappes chirurgicales » comme au temps de la guerre du Golfe ou des bombardements de l’OTAN contre la Serbie. Dorénavant, la guerre sur le sol européen est redevenue « l’arbitre meurtrier des différends », ce qui « dans la recherche d’un objectif existentiel ne prête pas au compromis ». Et nous avons des batailles et des bombardements contre les civils à Marioupol, Butcha ou Bakhmout, l’usure et les massacres qui peuvent tourner aux crimes de guerre voire aux crimes contre l’humanité. Il est vrai, écrit l’auteur, que la réalité des « armées bonsaïs » des dernières décennies, habituées aux projections extérieures de quelques milliers de soldats, ne correspond plus à cette grande guerre, notamment lorsqu’elle devient guerre de position.

François Heisbourg, Stéphane Audouin-Rouzeau : sur les guerres

La rue Mitropolitskaya à Mariupol, bombardée par l’armée russe (16 mars 2022) © CC4.0/Wanderer77/WikiCommons

Un long chapitre intitulé « La guerre, reflet de la société » analyse la « mue sociétale » constatée en Ukraine qui a modifié la nature de l’armée ukrainienne. Le rapport de l’armée à la société, généralement très distant et vertical, a cédé la place à la flexibilité, à l’initiative, à l’audace : « En termes tactiques, c’est-à-dire ce qui relève des opérations locales, la manière ukrainienne de harceler, de désorganiser et capturer les convois d’invasion russe fait un carnage. […] L’apprentissage militaire des Ukrainiens depuis 2014 et ensuite la fourniture massive d’engins portables antichars par les Occidentaux au moment de l’invasion permettront à cet ensemble d’initiatives de faire leur effet ». Heisbourg parle même d’une « désoviétisation » de l’armée, d’un « changement de nature » : « Procédures, maintenance, expertise technique, logistique et éventuellement la culture militaire : tout doit être repris à zéro. La façon dont l’Ukraine a su gérer en pleine bataille et en l’espace de quelques mois un basculement comparable à ce qui peut être le passage du moteur thermique à la voiture électrique est le second miracle de cette guerre. »

L’autre leçon tient au chantage nucléaire brandi par Poutine. Heisbourg, qui s’appuie sur l’analyse fouillée de toutes les crises nucléaires depuis Hiroshima, ne se dit pas étonné que cette option « n’ait cessé de hanter » l’évolution du conflit. Il a surtout été choqué par les hésitations et retards (certes corrigés) du président américain et des Européens. Ce qui compte, en l’occurrence, c’est la crédibilité de l’action des belligérants, et leur confiance mutuelle en cas de tractations. Il critique sévèrement les « feux verts » allumés par Biden (ses premières déclarations sur la non-intervention ou sur la non-livraison d’armes offensives). Mieux vaut avoir « recours à un classique éprouvé du dialogue dissuasif qui revient à imposer à l’adversaire l’initiative du premier pas meurtrier », avec des déclarations déterminées du type « vous subirez les pires conséquences ».

D’autant que cette guerre s’est immédiatement mondialisée. Les sanctions et blocus ont des conséquences considérables sur les prix et l’approvisionnement pour une grande partie de la planète (blé, pétrole, gaz, etc.). Elles contraignent à des réorientations radicales. Heisbourg met en corrélation l’ensemble de ces « batailles » d’intérêts aux multiples facettes et leur complexité, et en dégage une redéfinition des rapports de force internationaux et des stratégies des grandes puissances, laquelle annoncerait une réorganisation du système mondial de sécurité fondé en 1945 avec la création de l’ONU. En ouvrant de nouvelles opportunités à la Chine, nous passerions d’un antagonisme bipolaire à un jeu à trois. « À condition de gouvernances inchangées […], le triangle stratégique entre les trois puissances devrait rester organisé autour de ses lignes actuelles : un partenariat fluctuant entre la Russie et la Chine, une inimitié inchangée entre les États-Unis d’une part, la Chine et la Russie d’autre part. Bien que moins naturellement stable qu’un antagonisme bipolaire, ce triangle limite les risques d’une guerre nucléaire, inacceptable pour au moins deux des trois protagonistes. »

L’essai de François Heisbourg, riche en analyses particulières, repère ainsi quelques tendances profondes et dominantes, accélérées par ce conflit. Il conclut sur une série de recommandations aux gouvernants de nos démocraties, qui à elles seules en résument l’enjeu existentiel. Il s’adresse à notre Europe, « qui a oublié de penser la guerre », pour lui dire : « À travers le sort de l’Ukraine, c’est bien l’ordre de sécurité européenne qui se joue. C’est bien ainsi que l’entend, et le rappelle, le président Poutine. » Et ce n’est pas qu’un problème militaire : nombre d’autres questions, par exemple l’approvisionnement énergétique, doivent être abordées sous cet angle sécuritaire.

François Heisbourg, Stéphane Audouin-Rouzeau : sur les guerres

L’ouvrage de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, que nous voulons citer ici en complément, n’entre pas dans les détails de la guerre actuelle. Il apporte un étayage historique et anthropologique à nombre de considérations de François Heisbourg sur la réalité de la guerre. Il se situe à un autre niveau, celui des combattants et des victimes. La part d’ombre se présente comme un long entretien avec l’auteur de Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (Seuil, 2008), conduit par un de ses collègues et amis, Hervé Mazurel, lui-même coauteur d’un ouvrage collectif magistral sur l’histoire de la guerre.

En suivant la trajectoire intellectuelle de Stéphane Audoin-Rouzeau, on voit comment l’analyse historique des guerres s’est ouverte en France à d’autres disciplines, au prix de multiples controverses, par exemple sur l’œuvre de Norbert Elias et sa notion de civilisation. Plus intéressé par la réalité vécue du combat, par la « culture de guerre » ou des mémoires, il s’est détourné de l’analyse politique, qui ne l’attire guère, au profit de « l’histoire des sensibilités » chère à Alain Corbin. Et naturellement, en matière proprement militaire, il signale l’importance pour lui du travail de l’historien militaire britannique John Keagan., selon qui « ceux qui combattent au front le font avec tout ce qu’ils sont » (Anatomie de la bataille, paru en 1976).

François Heisbourg, Stéphane Audouin-Rouzeau : sur les guerres

Une maison bombardée à Mariupol © CC4.0/Mvs.gov.ua/WikiCommons

Audoin-Rouzeau aborde la guerre comme un « acte culturel », c’est « l’épreuve collective la plus importante que puisse traverser un acteur social ». Elle est « créatrice d’un temps autre », où « tout est nu, où le social se trouve d’un coup prodigieusement simplifié, clarifié ». En plaçant le corps au centre de ses préoccupations, il analyse les gestuelles et les violences de guerre. Il revient sur la discussion qui divisa pendant une quinzaine d’années les historiens de la Première Guerre mondiale à propos des raisons de la mobilisation des soldats : le consentement ou la contrainte. Trouvant caricaturale cette opposition (introduite par la presse), il semble percevoir les deux en même temps, pour se concentrer sur la « culture de guerre » sur laquelle il a longuement travaillé dans les années 1990 avec Annette Becker. Il s’agissait, dit-il, « d’inscrire notre lecture du conflit dans le champ d’une histoire des représentations […] de faire de ces représentations un des moteurs de la guerre, de son acharnement, de sa durée ». Ce qu’il fit à propos de la guerre au Rwanda et de la compréhension de la violence génocidaire.

On retrouve tous ces éléments dans le regard qu’il pose sur la guerre en Ukraine. Il l’a exposé plus directement dans un bel entretien paru au mois de mars dans la revue Esprit, qui avait constitué un dossier passionnant sur l’Ukraine an II. Il insiste sur la spécificité du temps de guerre qui « n’a pas de rapport avec celle du temps de paix ». La rationalité n’est pas la même. Nous sommes devant une guerre moderne. Non pas seulement à cause des armes utilisées, mais surtout parce qu’elle « tend à se diriger vers les populations désarmées : la frontière s’est faite si poreuse entre celles-ci et la population en armes que la totalité de la société adverse représente désormais l’ennemi. C’est ainsi que les exactions russes ne se sont pas produites du fait d’une progressive montée aux extrêmes du conflit, mais immédiatement, dès l’invasion de la zone autour de Kiev ». Il insiste également sur le rôle du « consentement à la guerre », très fort en Ukraine où il s’adosse à une « résolution véritable », et plus faible en Russie où il est « plus proche d’une certaine forme de résignation que d’un soutien véritable ». On voit, dans ces lectures du conflit, une sorte de réalisme, comme la réalité de la guerre revenue en Europe, mondialisée comme dirait Heisbourg, avec ses incertitudes à venir, et sa forme impliquant dorénavant les sociétés.

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