Le vif de l’art (18)
Après quatre années de fermeture au lieu de la dizaine de mois initialement prévue pour réaliser les travaux, la réouverture du musée d’Art contemporain de Marseille était pour le moins attendue. Notre chronique a donc mis le cap au sud pour visiter sa première exposition permanente.
« Parade : la collection et ses invité.e.s ». Musée d’Art contemporain de Marseille. Jusqu’au 6 août 2023
69, avenue d’Haïfa, Marseille, 8e arrondissement. Les familles qui se pressent en ce dimanche de pont forment rapidement une petite foule qu’oriente un personnel aussi impatient qu’elle de lui expliquer enfin les œuvres choisies pour ce premier accrochage intitulé « Parade : la collection et ses invité.e.s ». L’entrée laissée libre pour l’occasion explique l’affluence et contredit l’idée selon laquelle la gratuité des musées ne suffirait pas à faire venir du monde. Manifestement, elle y suffit ; charge ensuite au lieu de savoir faire revenir les visiteurs d’un jour.
À supposer que les installations de Paola Pivi à l’entrée et dans les premières salles du musée présentent un intérêt (qu’on jugerait très relatif dans un autre contexte), ce serait celui de ne rebuter personne. Ses plumes piquées sur des roues de bicyclette brassent l’air du hall avec la même légèreté que celles de ses gros ours colorés acrobatiquement disposés un peu plus loin, et qu’on n’a pas fini de voir en photo. Entre les deux, une longue mer de tissu denim tendu sur des praticables de métal invite les visiteurs de plus de huit ans et de moins de cent kilos à tenter la traversée de ce Free Land Scape (2023) – sans grand risque là non plus. C’est ensuite que le piège se referme plus ou moins brusquement sur les curieux qui pensaient peut-être jusque-là n’avoir affaire qu’à des œuvres bon enfant.
L’accrochage se révèle même, au fil du parcours, passablement retors dans sa façon de pratiquer le contrepoint. À l’ouverture suggestive du drapé de Paola Pivi répond ainsi la gaine fendue sur deux petits bouts de fesse ronds comme des testicules de la photographie que Michèle Sylvander a intitulée C’est une fille (1995), qui renvoie quant à elle au torse nu d’Ali en abaya (2007) photographié en gros plan par Youssef Nabil, chacun jouant avec ce que le vêtement féminin laisse voir des corps auxquels il n’est pas destiné ou des parties qu’il est censé dissimuler.
Dans le même esprit combinatoire, un bruit de sirène retentit au loin, par intermittence, attirant les visiteurs à l’exact opposé des silences plumeux de Pivi, vers les anciens espaces de stockage du musée où des tribunes automatisées font vibrer à intervalles réguliers des dizaines de bouteilles et de canettes. Avec Hooliganisme (1997), Malachi Farrell reproduit cet étrange accord sonore qu’on ne perçoit habituellement qu’à l’intérieur des stades : le fracas à l’unisson. Certes, visiteurs et médiateurs peinent à s’entendre, mais d’une part les échos sont à beaucoup familiers, et de l’autre cette machine-là a le mérite de fonctionner, tandis que dans une salle voisine on attend sans succès que celle de Jean Tinguély (Rotozaza n° 1, 1967) projette les ballons qu’elle promet afin qu’on les lui renvoie.
À Marseille, Hooliganisme a pour seul spectateur permanent le tueur d’un Escadron blanc (White Squad VII, 1984). Leon Golub le dépeint dans la posture maladroite de celui qui est pris en flagrant délit, cependant que son visage ne trahit rien, ni sentiment ni réflexion au sujet des deux hommes qu’il vient d’abattre et qui gisent derrière lui. Le peintre les a d’ailleurs placés sur le même plan que leur assassin, suivant cette technique qui s’avère une politique et qui consiste, chez Golub, à gratter ses figures jusqu’à les assimiler en quelque sorte à la toile elle-même, qu’il laisse libre, le rideau de scène faisant pièce à la scène de crime.
En comparaison, la peinture d’Eduardo Arroyo, Cavalier bleu sur la Canebière (1987), qui lui est quasiment contemporaine et qui s’inscrit elle aussi dans la veine de la figuration narrative, apparaît moins déroutante, pour la simple raison que le rideau lui est cette fois non pas une forme picturale, mais un accessoire narratif, un procédé destiné à animer l’action, fût-ce en déplaçant celle-ci vers le surréalisme.
Les cinq figures masculines grandeur nature du vaste polyptique de Djamel Tatah (Sans titre, 1993) s’exceptent quant à elles du registre de la narration. Le fractionnement des panneaux les isole aussi bien que les larges aplats colorés qui les détourent. Chez Tatah, l’abstraction circonscrit l’élément narratif que comporte a priori toute figuration, au point que celui-ci se voit neutralisé d’une façon telle qu’on devrait qualifier sa peinture de figuration abstraite. Reste qu’en énonçant ce séduisant oxymore avec une maîtrise inquiète de ses effets, sa peinture finit par adopter le même air compassé que ses figures.
À sa décharge, il faut admettre que l’abstraction favorise une forme d’impassibilité artistique vis-à-vis du réel. Le précipité d’images, de sons et de symboles que constitue King of the Zulus (1984-1985) de Jean-Michel Basquiat, qui ne relève ni de la narration ni de l’anti-narration, mais fait sien le principe du sample et de la syncope, conforterait ce constat. Son pendant à Marseille, Gary Head (1986) de Rainer Fetting, dont les bandes colorées font directement écho à celles du tableau de Basquiat, et la sensualité au cliché décolleté de Youssef Nabil, abonderait également dans ce sens. Mais impassible ne veut pas dire indifférent.
Il est des formes d’abstraction picturale où l’impassibilité s’apparenterait même à une prise de position à l’égard du réel – par l’écart. Superposition et transparence, tableau incliné à 5° devant l’angle d’un mur (1979) de François Morellet procède à ce décalage : posé de travers, le tableau empiète sur le vide à l’endroit même où le peintre a tracé la ligne recoupant l’arête de la paroi dont il se détache. Ce n’est pas grand-chose, et pourtant tout change, de l’œuvre, de sa place dans l’espace, du regard porté sur elle. De même, la décision de Martin Barré de traiter en réserve le centre de la toile intitulée 59-120×110-C (1959) l’ouvre à sa réalité matérielle. Avec les mêmes coups de pinceau blanc que ceux de Basquiat, ce désœuvrement démontre également les limites de ce que la surface d’une œuvre est en mesure d’embrasser de l’étendue du réel – par l’évidement chez Barré, par le trop-plein chez son confrère new-yorkais.
Le travail de teinture et de pliage de Louis Cane dans Toile noire (1975) tâche lui aussi d’entamer la souveraineté supposée du tableau de chevalet et d’en altérer la reconnaissance en tant qu’œuvre en la désœuvrant. Avec Toile bleue brûlée (1976), Christian Jaccard expérimente en apparence une altération du même ordre lorsqu’il fait brûler le long de la toile une ligne d’horizon. Le résultat possède pourtant chez lui quelque chose d’indiscrètement prométhéen, où l’artiste semble moins jouer avec le feu qu’il ne cherche à le maîtriser, lui aussi, afin de rehausser la substance sublime de son bleu. À côté, les figures d’Anthropométrie sans titre (ANT, 123) (1961) d’Yves Klein paraissent plus approximatives et son procédé presque accidentel. Comme la récente rétrospective permettait d’ailleurs de le vérifier cet hiver à Aix-en-Provence (« Yves Klein intime ») à partir des vidéos diffusées, les modèles féminins qui déposaient leurs empreintes corporelles pendant les cérémonials qu’organisait l’artiste étaient bien plus libres de leurs mouvements qu’on le suppose ordinairement – Klein évoluait dans son monde, et elles semblaient s’en amuser sérieusement.
Le premier visionnage de Time Zone (2000) de Christophe Berdaguer et Marie Péjus laisse au contraire penser qu’un rituel sans échappatoire ni divertissement y préside. Une caméra zénithale enregistre la marche d’un danseur dans un cercle de sable gris. À mesure qu’il avance, le sable se partage inexplicablement en grains noirs et blancs, à rebours des thèses développées dans les années 1960 par le père du Land Art, Robert Smithson, qui voulait créer de « nouveaux monuments » capables d’accompagner le processus irréversible de dégradation de la nature conceptualisé sous le terme d’entropie. À cette geste grandiose, où art et nature communient dans une même fin des temps sous l’œil démiurgique de l’artiste ordonnant la décréation, le marcheur de Time Zone substitue son petit pas pressé qui ne laisse d’autre trace que celle d’une boucle de temps où c’est en foulant la terre à reculons que celle-ci recouvre un état primitif qui n’a rien de naturel. Car l’homme, en fait, recule, et l’enregistrement est diffusé à l’envers.
Aux premiers jours de l’inauguration, ce petit trucage absurde captivait les visiteurs, attirance qui mériterait d’être étudiée de plus près car elle témoigne du succès croissant des vidéos de ce genre. Au Stedelijk Museum d’Amsterdam, par exemple, les performances filmées de Bas Jan Ader dans les années 1970 suscitent des réactions comparables, où l’incompréhension première face à un individu qui a toutes les peines du monde à progresser en kayak dans une flaque, ou bien qui feint sérieusement d’avancer en faisant du sur-place, ouvre progressivement à cette forme de compréhension profonde en ce qu’elle implique la reconnaissance d’une condition partagée, mais jamais exprimée, en tout cas pas de cette façon-là, l’air de rien, pas même d’art.
Bas Jan Ader a disparu en mer en 1975 après s’y être élancé sur un minuscule bateau pour un projet de transatlantique qu’il avait baptisé À la recherche du miraculeux (In Search of the Miraculous). Robert Smithson, lui, est décédé en 1973 dans un accident d’avion en supervisant la construction titanesque d’une de ses « œuvres de la terre » (Earthworks). Ces deux morts n’ont certes rien à voir, mais elles soulignent de manière à la fois tragique et fortuite deux attitudes artistiques radicalement distinctes. Le danseur de Time Zone adopte sans conteste celle de Bas Jan Ader, dont il creuse le sillon afin de démontrer – jusqu’à l’absurde – que tourner en rond est un art, et un art qui peut même s’avérer – dans le temps – politique.