Italia noirissima

Suspense (50)

L’Italie, pays d’excellents auteurs de polars, met en scène ses régions et ses villes de manière peut-être plus frappante que d’autres, grâce à leur histoire et à leur culture vivaces. Sa tradition policière peut aussi se vanter d’ancêtres de formidable qualité (Sciascia, Gadda) qui ont mis au genre la barre assez haut. Aujourd’hui, celui-ci continue de s’épanouir, avec des ambitions diverses, créant une multitude d’intéressants enquêteurs littéraires « locaux » qui, souvent, après avoir vécu leurs aventures sur papier, les revivent à la télévision pour un public plus vaste encore.


Giancarlo De Cataldo, Je suis le châtiment. Trad. de l’italien par Anne Echenoz. Métailié, 240 p., 20,50 €

Carlo Lucarelli, Péché mortel. Trad. de l’italien par Serge Quadruppani. Métailié, 256 p., 20,50 €

Alessandro Robecchi, Le tueur au caillou. Trad. de l’italien par Paolo Bellomo et Agathe Lauriot Dit Prévost. L’Aube, 416 p., 21,90 €

Maurizio De Giovanni, Nocturne pour le commissaire Ricciardi. Trad. de l’italien par Odile Rousseau. Rivages, 384 p., 22 €


À Rome. Je suis le châtiment de Giancarlo De Cataldo (magistrat de profession et auteur, entre autres, du célèbre Romanzo criminale) donne à Manrico Spinori della Rocca, procureur adjoint de la République à Rome, l’occasion d’une première apparition. Le personnage, qui est comte (son domestique lui donne du « contino »), bel homme et amateur d’opéra, a le sentiment que les solutions aux affaires qu’il traite se trouvent toutes dans les livrets des œuvres du répertoire puisque, selon lui, pas une émotion humaine ne leur a échappé. Manrico (Rick pour ses amis, Riché pour son boucher) n’a pas tort.

Suspense (50) : quatre policiers venus d'Italie

La preuve en sera donnée lorsqu’il aura découvert qui a causé la mort de Mèche d’or, un vieux chanteur pop, animateur à la télévision. Il parvient à la solution grâce à l’équipe entièrement féminine qui l’entoure, malgré les imbroglios sentimentaux dans lesquels il se fourre et les problèmes familiaux que lui cause sa vieille comtesse de mère, compulsivement à l’œuvre pour dilapider le reste de la fortune des Spinori della Rocca. Le ton de Je suis le châtiment est assez léger, l’atmosphère romaine agréable, et notre « contino » attachant : il ne porte d’ailleurs pas pour rien le nom du héros du Trouvère, car il en possède le panache et l’ardeur. Des retrouvailles avec lui sont prévues dans deux autres romans : on s’en félicite.

À Bologne. Le commissaire De Luca fait avec Péché mortel de Carlo Lucarelli une nouvelle apparition dans ce qui est sans doute un des meilleurs livres de la série. Le roman se déroule, comme trois des précédents, à Bologne, sous le fascisme. Mais la période choisie est ici l’une des plus confuses ; elle va du 24 juillet 1943, jour où Mussolini est destitué et arrêté, au 18 septembre 1943, après la signature de l’armistice par Badoglio, l’occupation du nord de l’Italie par les Allemands et le désarmement des troupes italiennes par ceux-ci ; un petit appendice final, le 2 décembre 1943, permet de souligner l’effet des lois raciales et de mesurer où le sort et son choix ont porté De Luca.

Suspense (50) : quatre policiers venus d'Italie

Dans ce court laps de temps, les Bolognais fêtent la chute du Duce, puis les Allemands débarquent et occupent la ville, les Alliés la bombardent… C’est le chaos, et pour certains le moment de la fuite ou des changements d’allégeance. Les gros titres du quotidien Il Resto del Carlino qui précèdent chaque chapitre permettent de suivre les désordres et les violences de cette actualité.

Au milieu de tout cela, De Luca, commissaire modèle de la brigade criminelle, le plus doué de sa génération, continue à ne vivre que pour ses enquêtes. Il les mène jusqu’au bout quoi qu’il lui en coûte et quel que soit le régime en place. Aux objections d’amis qui le lui reprochent, il répond toujours : « Je suis policier, je sers l’État, pas le pouvoir en place ». N’empêche… Au delà de son cas personnel, c’est bien sûr de l’attitude collective des Italiens de l’époque que parle Lucarelli.

Pour ce qui est de l’intrigue elle-même, De Luca tombe (littéralement) sur un cadavre sans tête, puis le lendemain trouve une tête, mais qui n’appartient pas au premier cadavre. Ses supérieurs n’ont aucune envie de le voir résoudre le problème. Mais il s’obstine et découvre des trafics dans lesquels trempent des personnages haut placés. Il va le payer très cher et se retrouver dans d’impossibles situations.

Suspense (50) : quatre policiers venus d'Italie

© D. R.

Lucarelli a ici tout réussi : l’évocation d’un moment historique terrible et grotesque, la tragicomédie de la corruption généralisée, la tension des rapports humains régis par la morgue, la malfaisance et la menace, les rebondissements de l’enquête, le suspense. Son De Luca est une fois encore aussi séduisant pour son obstination à découvrir la vérité qu’incompréhensible (et impardonnable) dans sa cécité concernant la chose politique. Lucarelli, lui, mérite toute notre admiration et nos compliments. Bravo !

À Milan. Dans Le tueur au caillou, Alessandro Robecchi reprend les mêmes, dans le même lieu, et recommence… Tant mieux ! Voici donc une nouvelle fois Carlo Montessori, écrivain pour « cette fabrique de merde » qu’est la télévision, et, dans les rôles principaux d’enquêteurs, le brigadier Pasquale Carella et le sous-brigadier Tarcisio Ghezzi. Tous trois vont devoir enquêter sur deux assassinats successifs ; celui d’un riche propriétaire de boucheries, et celui d’un architecte-urbaniste au cœur de tous les projets immobiliers de la ville. À chaque fois, l’assassin a posé un caillou sur le cadavre. En signe de quoi ?

Robecchi, qui connaît son Milan comme sa poche, nous balade des quartiers chics de la via Manzoni aux barres de banlieue avec une petite excursion dans un grand hôtel du lac de Garde. Il dévoile les vies de privilège et les vies de « galère », surtout ces dernières. En effet, Ghezzi, déguisé en « pauvre » pour les besoins de l’enquête, va squatter un appartement pourri dans un immeuble pourri de la périphérie, tout cela avec l’aide des mafias du lieu, indigènes et étrangères, qui, bien dans leur double rôle, à la fois secourent et exploitent les habitants.

Suspense (50) : quatre policiers venus d'Italie

Puis ne voilà-t-il pas qu’un troisième cadavre, avec son caillou, est découvert. Le profil du mort ne correspond pas à celui des deux précédents. L’enquête ferait-elle fausse route ? Le nouveau crime serait-il « opportuniste », et donc sans aucun lien avec les autres ?

Le tueur au caillou est socialement et humainement perspicace, il est narrativement plaisant quoique, avec ses 416 pages, un brin longuet. Il réjouit par ses mille bonnes réparties, ses personnages sympathiques, ses scènes comiques (particulièrement chez le sous-brigadier Ghezzi dont l’épouse, casalinga, se découvre une passion pour l’enquête), et plaira aux amateurs de Bob Dylan qui a été choisi en oraculaire « bande-son ». Comme la Signora Ghezzi, cordon bleu et co-détective, le lecteur sera ravi.

À Naples. Au bout de dix livres, Luigi Alfredo Ricciardi, commissaire à la questure royale de Naples dans les années 1930, sous le fascisme donc, commence dans Nocturne pour le commissaire Ricciardi à montrer quelques signes d’usure. Le roman lui-même s’étire en longueur : intrigue et psychologie banales, interruptions fastidieuses, effets d’époque superfétatoires… Maurizio De Giovanni fatiguerait-il sous les lauriers de la célébrité et les impératifs de production ? Sans doute : une amusante page d’aimables remerciements mentionne les « petites mains » qui l’ont aidé : « l’argument a été construit par Antonio Formicola et son inépuisable imagination criminelle […] Naples et ses personnages ont été décorés, habillés, peints, colorés et décrits grâce aux infatigables recherches de Stefania Negro […], les blessures et lésions des morts […] ont été esquissées et définies grâce à la compétence de Davide Miraglia et Roberto de Giovanni […], les repas ont été préparés avec l’aide de Nicola Bruno ». Un travail de « bottega », somme toute ; Pourquoi pas, mais le maestro n’a pas l’air d’avoir exercé tout le contrôle requis.

Quant à l’histoire : un homme est assassiné d’un coup à la tempe, le coupable rêvé est un jeune homme qui fut amoureux de la femme du mort quinze ans auparavant et est revenu au pays après un long exil aux États-Unis où il a été boxeur. Le commissaire Ricciardi, nonobstant ses sempiternelles indécisions sentimentales, se met au travail.

Suspense (50) : quatre policiers venus d'Italie

Disons que, pour qui n’a jamais lu les enquêtes du visionnaire baron de Malomonte (car notre commissaire est à la fois « voyant » et noble), il serait mieux de commencer par L’hiver du commissaire Ricciardi. Et, par amour pour lui, d’arriver peut-être jusqu’à ce sympathique mais un peu fade et prolixe Nocturne pour le commissaire Ricciardi.

Qui souhaiterait prolonger la balade noire italienne, sans remonter avant la dernière décennie, pourra faire d’excellentes virées en version française ou originale, par exemple, dans les périphéries turinoises d’Enrico Pandiani (Polvere), le Bari des logiques mafieuses de Gianrico Carofiglio (L’été froid), la Rome criminelle de Roberto Costantini (La moglie perfetta), le Reggio Calabria de la Ndrangheta de Mimmo Gangemi (La revanche du petit juge), les collines « à » prosecco des environs de Trévise de Fulvio Ervas (Finché c’è prosecco c’è speranza), la brumeuse plaine du Pô de Valerio Varesi (Le fleuve des brumes)…

Tous les articles du numéro 173 d’En attendant Nadeau