Décousu main

Comme il le rappelle dans De Pitchik à Pitchouk, son « conte pour vieux enfants », Jean-Claude Grumberg n’a jamais été capable de devenir un bon tailleur. L’un de ses patrons, voyant son goût pour les livres, lui a conseillé de choisir la voie de l’écrit. Comédien, auteur dramatique et conteur, Grumberg y a mieux réussi que dans le vêtement. Et il peut se permettre de ne pas faire du cousu main, voire d’oublier la fin de l’histoire qu’il invente.


Jean-Claude Grumberg, De Pitchik à Pitchouk. Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle » 160 p., 14 €


Fin de l’histoire ou fin des histoires, puisque plusieurs narrateurs se relaient dans ce conte-là. La plus précieuse des marchandises n’en avait qu’un. Jacqueline Jacqueline était le récit de sa vie avec son épouse. La première narratrice de ce livre-ci, Rosette Rosenfeld, est la veuve d’Isy et elle ne se remet pas de son absence. Elle se sent « comme un bateau sans gouvernail » même si vivre en des lieux familiers, au-dessus d’une rue passante et d’un bistrot, peut encore servir de repère. Apparemment, elle habite l’appartement de l’écrivain, dans le quartier de la rue de Buci, à Paris. Pas vraiment un hasard.

De Pitchik à Pitchouk, de Jean-Claude Grumberg : décousu main

Jean-Claude Grumberg (2021) © Jean-Luc Bertini

Le récit de Rosette commence « une nuit à ne pas mettre une vieille dame veuve dehors ». Elle se glisse dans la cheminée Napoléon III et, comme on est le 24 décembre, un barbu fait ses livraisons. Ça fait embouteillage mais tous deux sortent du conduit et discutent. Rosette ne croit pas trop à cette rencontre. Sa famille a plutôt cru à la Révolution qu’au Père Noël. Quant à Dieu, « non seulement il n’existe pas, mais en plus il ne peut plus nous blairer », dit Rosette. Ce en pensant aux photos en « noir et noir » prises en Pologne, et à Isy, son « numéroté » dont elle a souvent caressé le bras tatoué en vert. L’échange avec le Père Noël lui permet d’en apprendre pas mal sur lui. Il est veuf, assure seul ses livraisons après avoir fait les emballages, et il retrouve ses compagnons qui font le pied de grue devant les magasins au marché Saint-Germain.

Soudain, Rosette se retrouve ailleurs que dans sa rue. Ailleurs, sans comprendre vraiment pourquoi : « Seule la nature était présente partout. L’enfer sur terre ! » Une certaine « Verveine » voudrait l’aider à dormir et lui sert pour repas « une mousse déchocolatée sans sucre ni chocolat avec une part de Vache qui ne sait plus rire sans pleurer ». Autant dire que c’est mal parti. Un « béquilleux » de quatre-vingt-dix-sept ans, amateur de thé, lui raconte son histoire. Après le VIe arrondissement, nous voilà boulevard de Rochechouart, à la frontière du IXe et du XVIIIe. On est en 1942, et les « hirondelles volent bas, louchant sur les étoiles ». Pour qui ne les a pas connues, ces hirondelles étaient des policiers circulant jusqu’au milieu des années 1960 à vélo, dans Paris. Le béquilleux, tombé amoureux d’une certaine Roseline, parvient à fuir vers Moissac. Mais pas Baruch et Zina, ses parents, natifs de Pitchik et Pitchouk, deux bourgades proches de Brody, ville natale de Joseph Roth, et désormais ukrainiennes sous le nom de Brod. On y cherche de nouveau des nazis. Une lettre de Himmler remet les pendules à l’heure, permettant de distinguer le vrai (nazi) de la contrefaçon russe.

De Pitchik à Pitchouk, de Jean-Claude Grumberg : décousu main

La grande synagogue de Brody (בּראָד en yiddish), aujourd’hui en Ukraine (vers 1899 : la ville appartenait alors à l’Empire austro-hongrois)

On aimerait bien tout savoir de Baruch et Zina, mais le récit du béquilleux ne va pas à son terme. On sait juste qu’il n’a aucune photo de Baruch puisque c’était toujours lui qui les prenait.

Le narrateur est dérangé au milieu de son conte par un coup de téléphone. La nièce de celle qui transcrit le manuscrit l’appelle. Elle lit sans voir la cohérence de cet ensemble. Alors Grumberg – puisque c’est lui – raconte l’histoire de ce patron qui lui a déconseillé la confection et qui lui a offert sa bibliothèque. Parmi les livres, il y en avait en yiddish, langue que Grumberg ne connaît pas. On en vient à un certain Motek. Il accompagnait Mendel, colporteur en Galicie et Podolie. Motek avait connu les pogroms, et Mendel, était mort, tué devant lui par des Cosaques. Motek avait sauvé les livres, et les histoires. Grumberg, pas plus que les rabbins consultés dans A Serious Man des frères Coen, ne répond à la nièce.

Passons sur les détails, même si comme d’habitude ce n’en sont pas. Rien n’est anodin dans un conte de Grumberg, pas plus les lieux que les personnages. À un moment ou à un autre, les visages reviennent et avec eux les souvenirs ; on a tôt fait de se retrouver à Bagneux, dans le cimetière : « Ce sont tous ces noms gravés sur tant de pierres et de murs qui nous empêchèrent, madame Rosenberg et moi, de croire au Père Noël et à la cohérence ».

De Pitchik à Pitchouk, de Jean-Claude Grumberg : décousu main

Les ruines de la grande synagogue de Brody (2021) © CC4.0/Serhii.khomiak/WikiCommons

Faute d’y croire, au Père Noël, il faut bien raconter des histoires aux enfants, des histoires sans Hitler mais avec Charlot ou Laurel et Hardy, des histoires avec une fin, si possible. Motek a su en trouver, devant les enfants qui l’écoutaient. Grumberg se débrouille lui aussi en racontant, enchâssant les histoires, évoquant les besoins pressants de qui boit du thé ou se trouve béquilleux, en nous faisant sourire à propos du pire, qu’il s’agisse d’une pandémie qui nous a mis cul par-dessus tête, ou de l’évocation du présent, ses tics et ses manies. Ses horreurs ukrainiennes aussi.

Et puis Grumberg émeut, dans le dernier chapitre de son conte. Il ne croit pas au Père Noël, on le sait, il n’a plus trop foi en la Révolution, Dieu, on passe, et maintenant il perd un ami, son éditeur. Certes, Maurice Olender va retrouver madame Rosenberg, Isy ou Roseline, le grand amour du béquilleux – toutes les roses assemblées en un même bouquet – mais laissons à Suzanne, la mère de Grumberg, que nous avions rencontrée dans Pleurnichard (son plus beau livre, dont on trouve ici de multiples échos), le soin de conclure : « Ma mère me disait : à force de raconter des histoires de mort, la mort va finir par te rattraper et te prendre. Il semble que la Faucheuse ait choisi une autre tactique : s’acharner sur ceux que j’aime, pire, sur ceux qui m’aimaient ».

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