Un art du détournement

Reprenant une expression de Giorgio Manganelli, Pierre Senges considère la littérature à son plus haut degré d’incandescence lorsqu’elle s’affirme comme « un joyeux mensonge, un jeu, une partie d’échecs éternelle, fatale et inutile ». Dans Épître aux wisigoths, l’écrivain, à coup sûr l’un des plus inventifs et des plus radicaux du français contemporain, fait une traversée ébouriffante d’œuvres amies, qui proposent par l’écriture une « expérience de pensée », fondée sur « des hypothèses prises au sérieux, des démonstrations par l’absurde, des postulats suivis de leurs corollaires ». Le livre qu’il publie simultanément, Un long silence interrompu par le cri d’un griffon, en est une expérimentation pratique éclatante.


Pierre Senges, Épître aux wisigoths. Corti, 192 p., 19 €

Pierre Senges, Un long silence interrompu par le cri d’un griffon. Verticales, 176 p., 19,50 €


Après avoir interrogé le sens des tartes à la crème, intégré le club de Pope et Swift et réhabilité l’art de faire naufrage, Pierre Senges compose dans ce livre au titre emprunté à Alice au pays des merveilles à la fois une encyclopédie du silence et la biographie de son auteur, l’écrivain soviétique Pavel Pletika. Ses deux parties sont les deux faces du même objet, saturé d’érudition, mais aéré par l’esprit espiègle et la brillance narrative de l’ensemble.

Pierre Senges, un art du détournement

Côté face, une vie d’écriture en vingt-cinq morceaux, déployée en des phrases vertigineuses tant elles font monter et descendre la vision des choses – et surtout des plus infimes. Leur capacité à augmenter comme à diminuer, ou plutôt à augmenter en diminuant, a quelque chose de désarmant. À ce titre, il n’est pas anodin que Pletika soit un « parleur incessant », aussi ennuyeux que séduisant. À son image, l’écriture de Pierre Senges, faite d’accumulations successives, d’empilements, de grossissements, sous la forme de la digression, du commentaire ou de l’auto-correction, en dit toujours le plus et le moins possible, repoussant à chaque fois les limites du langage. Elle appelle à détourner à chaque fois le regard pour mieux voir.

Côté pile, un enregistrement de la non-parole, entrecoupé de silences car l’encyclopédie ne se donnera qu’en extraits. Pletika est si bavard qu’il en vient à vouloir parler du silence et même à faire parler le silence. Comment s’y prendre, si ce n’est par un processus de réduction de la parole, voire de sa dissimulation ? Toute la fascinante performance de Pierre Senges consiste à faire aller et venir la possibilité et l’impossibilité de la parole, sans jamais faire tomber son livre dans une réflexion métaphysique où la philosophie a trop souvent enfermé les œuvres du silence. Chez le romancier, c’est encore une possibilité narrative qui s’ouvre pour expérimenter la destruction méthodique des principes classiques de la représentation.

Pierre Senges, un art du détournement

© CC BY 2.0/Minas Stratigos/Flickr

Un long silence interrompu par le cri d’un griffon aurait pu être écrit par plusieurs des auteurs qui figurent dans Épître aux wisigoths. Mais le roman est surtout lié à l’un d’entre eux : Sigismund Krzyzanowski. Celui-ci, comme Pavel Pletika, écrit « depuis une chambre à Moscou, dans le quartier de l’Arbat, recroquevillée sur ses huit mètres carrés ». Tous deux sont nés la même année sous le tsar (1881) et sont morts quatre-vingts ans plus tard sous Khrouchtchev. Comme celui dont on ne peut prononcer le nom, Pletika eut « un nom si bien dissimulé qu’en fin de compte il ne nous est jamais parvenu ». Mais surtout, « au lieu de se consacrer comme ses confrères des années vingt et trente à la littérature fantastique », Krzyzanowski « préférait revendiquer l’art du réalisme expérimental : développer une prémisse fantaisiste, mais le plus rigoureusement possible ». Comment ne pas y reconnaître l’effort de Pletika pour composer son encyclopédie du silence et, derrière lui, la démarche, méthodique et désopilante, complexe et limpide, érudite et joyeuse, de Pierre Senges lui-même ?

Autant dire que le « réalisme » de Pierre Senges et de ses maîtres se situe aux antipodes des tendances « réalistes » de la (sur)production littéraire actuelle, sur laquelle le roman pseudo-naturaliste continue de voguer allègrement. C’est un réalisme qui prend les choses au sérieux et souhaite par le langage continuer de dire leur essence même ; mais, pour cela, il faut se défaire des conventions qui en sont venues à mentir, et renouer avec d’autres traditions littéraires. Dans Essais fragiles d’aplomb (Verticales, 2002), Pierre Senges avait examiné les tentatives des nombreux rêveurs qui voulurent défier les lois de la pesanteur ; de la même manière, ici, et doublement, il détourne les lois de la représentation en se demandant si le silence est représentable. Il montre que oui. La littérature proposée par Senges est ainsi une littérature « totale », au sens où elle est en mesure de tout dire, de tout accueillir du réel. On le sent lorsque, par deux fois, est évoquée « l’hospitalité » d’une encyclopédie pourtant trouée : « son non-étonnement est la preuve de son hospitalité : la faculté de tout admettre, absolument tout, la coutume et l’extravagance, le nombreux et l’unique, la répétition et l’anomalie, tout admettre de la même façon, en accordant à toute chose le même droit à l’existence – puis appliquer la même pensée, jamais lasse, jamais avide d’enchantements […] Une encyclopédie du silence, c’est selon Pavel Pletika l’hospitalité faite à toutes les variétés de silence ».

Pierre Senges, un art du détournement

© CC BY 2.0/=JSB=

Le silence auquel est réduit Pletika, sa stratégie pour s’exprimer dans les recoins de la censure en répondant au silence imposé par un silence choisi, et même conçu, tout cela laisse poindre le signe d’un refus de consentir, d’une ultime résistance. Élaborer, avec les derniers mots qui restent, une contre-censure, c’est déminer le pouvoir, c’est montrer que le jeu de la littérature est porteur d’une subversion puissante, quoique minimale, et radicale, quoique discrète. En détournant la représentation littéraire, Pierre Senges détourne les armes des pouvoirs. Son art est proprement désarmant. Les traces laissées par l’encyclopédie deviennent autant de preuves d’une lointaine tentative de faire l’usage le plus adéquat du peu de mots qu’il nous reste quand tout est plongé dans un silence de plomb. Dans cette rencontre avec une existence ténue qui n’aura jamais été produite autrement que par un agencement de mots, quelque chose étreint et éveille aux possibilités toujours ouvertes de l’écriture dans une chambre.

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