Le Questionnaire de Bolaño : Pierre Senges

Régulièrement, En attendant Nadeau interroge un écrivain à l’aide du « Questionnaire de Bolaño », créé par Emmanuel Bouju, avec la collaboration de Christian Galdón Gasco et Amanda Murphy. Dans ce deuxième épisode, Pierre Senges indique ce qu’il voudrait entendre dans la penderie d’Emily Dickinson, déplore que son enfance ne lui ait pas rapporté davantage de points de retraite et révèle qu’il utilise ses mains pour écrire à l’ordinateur.  

Le Questionnaire de Bolaño : Pierre Senges

Pierre Senges (2019) © Jean-Luc Bertini

Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?

Le mot cornichon ; il est vraiment dommage que la question ne porte pas sur le deuxième mot (apocatastase). L’apparition du mot cornichon, comme une épiphanie-réflexe, ne doit donner lieu à aucune interprétation, à moins de s’en tenir à une interprétation digne du cornichon, de sa simplicité, de sa disponibilité (l’ergonomie du cornichon), de sa placide patience dans un bocal, et par-dessus tout de sa bonhomie. Le glissement de cornichon à apocatastase relève de l’évidence et se passe, cette fois encore, d’interprétation.

Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ?

Hélas, je n’en vois pas ; mais, bien souvent, l’écrivain se montre moins inventif, et moins croquant.

Qu’est-ce que la littérature [française] ?

Parfois une traduction du français par un traducteur mal payé mais appliqué ; parfois le bavardage joyeux et débordant de deux gastronomes dans le laboratoire d’une pharmacie ou de deux chimistes amateurs dans une cuisine où l’on fait des pâtés ; parfois une trace délicate laissée par les choses en prévision de leur disparition ; parfois la dépêche d’un jeune prodige qui fait le malin et a plusieurs bonnes raisons de le faire ; parfois une pile d’un roman de la rentrée sur laquelle un libraire a déposé les mots coup de cœur ; parfois une lettre d’injures écrite avec beaucoup de savoir-faire et adressée à la bonne personne ; parfois une lettre anonyme de dénonciation découpée dans les pages d’un journal où se trouve publiée la même dénonciation ; parfois l’abandon au charme de la métaphore suivi d’efforts pour ne pas y céder, des gestes comparables à une chorégraphie de Loïe Füller ; parfois un jeu raffiné d’allusions ; parfois autre chose encore.

Le Questionnaire de Bolaño : Pierre Senges

Condiments plus inventifs et croquants que de nombreux écrivains (source : Pierre Senges) © CC BY-SA 2.0/snowpea&bokchoi/Flickr

Que pensez-vous de la littérature mondiale ?

Quand elle est réussie, la littérature mondiale ou pas reporte au surlendemain le fait d’en penser quelque chose ; ce surlendemain recule à mesure que passent les heures ; après un certain nombre de surlendemains successifs, diversement fertiles, le lecteur assiste ravi à la métamorphose du « qu’en penser » en autre chose, plus proche de la pensée (la pensée digne de ce nom), mais étrangère à la simple opinion.

Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?

Les feuillets de conversation tenus par Franz Kafka dans les derniers jours de sa vie, lus à haute voix par Kae Tempest dans une des penderies de la maison d’Emily Dickinson.

Bruce Springsteen, Rihanna ou Godspeed You! Black Emperor [A Silver Mt. Zion] ?

Par élimination, reste la virgule entre Bruce Springsteen et Rihanna.

Quel est le meilleur roman de Victor Hugo ?

Il doit se trouver dans la liste des romans de Victor Hugo que je n’ai pas lus (quoi qu’il en soit, ce n’est sans doute pas Quatrevingt-treize).

Si vous l’aviez connue, qu’auriez-vous dit à Marguerite Duras ?

« Est-ce qu’on s’est déjà rencontrés ? »

Le Questionnaire de Bolaño : Pierre Senges

Une penderie qui n’appartient ni à Emily Dickinson, ni à Pierre Senges © CC BY-SA 2.0/amysphere/Flickr

Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques ennemies ?

Éternuer suffit.

Avez-vous déjà ressenti la faim féroce ? le froid jusque dans la moelle des os ? la chaleur qui coupe le souffle ?

Thomas de Quincey avait raison de vouloir un hiver canadien.

Avez-vous déjà volé un livre qui, à la lecture, ne vous a pas plu ? Qu’en avez-vous fait ?

Chaparder exige d’être parcimonieux et suppose un choix réfléchi ; au pire, on peut toujours reposer le livre où on l’avait retiré, à condition de ne pas se faire prendre.

Avez-vous déjà marché dans le désert ? Si oui, pourquoi ?

Un désert minuscule et domestique, de nuit, entre le lit et les toilettes tenant lieu de sources cachées du Nil ; inhabité, silencieux, onirique, un rien hostile parfois, mais pas assez désert pour être entièrement dépourvu d’obstacles, de ceux qu’on ne trouve habituellement pas dans un désert (le désert au sens commun du terme : dunes et troubles de la vision).

Avez-vous déjà vu des poissons multicolores dans l’eau ?

Ce n’était pas à proprement parler des poissons, ils n’étaient pas vraiment multicolores, et, à y bien réfléchir ça ne se passait pas dans l’eau.

Avez-vous déjà gravé quelque nom ou message sur un tronc d’arbre ou un mur ?

L’un des graffitis de Pompéi est « J’ai attrapé un rhume ».

De quoi vous souvenez-vous de votre enfance ?

Du faible nombre de mes points de retraite.

Collectionnez-vous les boules à neige ?

Non plus.

Quelle est votre équipe de football favorite ? (Si vous n’en avez pas, vous pouvez répondre à la question de votre choix.)

La mort aux trousses.

À quels personnages de l’histoire universelle auriez-vous aimé ressembler ?

À ce type à la cour de l’empereur je ne sais plus comment qui ressemblait étrangement à l’actrice dans ce très bon film réalisé par celui qui a aussi réalisé un western interprété par ce gars au visage vraiment singulier qu’on a vu des années plus tard donner la réplique à cette grande star avec cette incroyable robe, exactement comme celle de la comédienne qui était je ne sais plus qui dans l’un des Molière mis en scène par cette dame dont j’ai oublié le nom.

Avez-vous beaucoup souffert par amour ?

Non, par une huître.

Le Questionnaire de Bolaño : Pierre Senges

Une demi-douzaine de sources de souffrance © CC BY-SA 2.0/einalem/Flickr

Les listes de vente de vos livres sont-elles pour vous un objet de préoccupation ? (si oui, pourquoi ?)

Un livre vendu à un seul exemplaire, mais lu cent mille fois.

Vous arrive-t-il de penser à vos lecteurs ? En quels termes, par exemple ?

Parfois, dans une librairie, à l’occasion d’une signature : l’unique lecteur est là, sur sa chaise, patient, attentif, un léger sourire d’encouragement gêné et l’air d’approuver d’avance tout ce qui sera dit. On se demande s’il a aimé la blague de la page 122. Après quelques minutes, il se lève et disparaît dans la remise pour s’occuper des retours.

De tout ce que vos lecteurs vous ont dit, qu’est-ce qui vous a le plus touché ? Ou le plus énervé ?

Savoir que la blague de la page 122 n’est pas tombée dans les espaces infinis – ou bien, elle a fini par rejoindre le néant mais en faisant vibrer une petite clochette au passage.

Qu’est-ce qui provoque l’ennui chez vous ?

L’équipe de football favorite de l’une des questions précédentes.

Écrivez-vous à la main ou seulement sur ordinateur ?

Quand je me sers d’un ordinateur, j’utilise mes mains ; peut-être que je ne devrais pas.

En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l’au-delà ?

La personne qui sait où se trouve la cantine.

Qu’est-ce qui vous fait encore pleurer ?

Le froid canadien de Thomas de Quincey, un certain nombre de condiments, certaines pages et pas d’autres.

Que dites-vous de ceux qui pensent que Houellebecq est le grand auteur de notre temps ?

Ils n’ont peut-être pas la même définition du mot temps ; ni du mot grand, d’ailleurs, ni du mot auteur – quant au fait d’être, c’est un processus complexe et cela mérite réflexion. Il reste trois points dans cette affirmation sur lesquels nous pouvons nous mettre d’accord : le nom du monsieur en question, le et de.

Peut-on sauver le monde ? (si oui, pourquoi ?)

La question épineuse aurait été « comment ? » ; le pourquoi est plus simple, nous avons l’embarras du choix – par exemple : pour revoir cette scène de La panthère Rose, quand Peter Sellers détruit un piano Steinway.

Le Questionnaire de Bolaño : Pierre Senges

Peter Sellers s’apprêtant à nous donner une bonne raison de sauver le monde, dixit Pierre Senges (« Quand la Panthère rose s’emmêle », 1976)

Avez-vous confiance ? en quoi, en qui ?

Entièrement confiance dans le Grand Escroc (The Confidence-Man), jusqu’au jour où il dévoile sa supercherie : jusqu’à cet épilogue, son entourloupe est fiable, à chaque instant de sa mise en œuvre ; l’escroc lui-même se fie entièrement à sa bienveillance à et ses manières suaves : escrocs et escroqués peuvent se rejoindre alors en une foi unique, solide comme le roc. (À y bien réfléchir, une fois l’escroquerie découverte, elle est indubitable ; voilà comment la confiance universelle repose sur une escroquerie généralisée.)

Qu’évoque pour vous le mot « posthume » [posthumus] ?

Posthumus est un personnage de William Shakespeare, dans Cymbeline – un autre Posthumus apparaît dans une pièce perdue, écrite en collaboration avec John Fletcher : Peines d’amour retrouvées sous le lit. Posthumus, amoureux timide, se cache sous le lit de Rosaline, objet d’un amour sans espoir. Il se trompe de chambre, le vieux Lazarus meurt dans son sommeil ; Posthumus assiste, sans quitter sa place, à toute la veillée funèbre. Entre quatre cierges de plus en plus ratatinés, on fait des projets de mariage : Rosaline jure devant la dépouille de son père d’épouser l’imbuvable Nestor. Posthumus, à bout de nerfs, décide de faire parler Lazarus d’outre-tombe : on entend résonner à travers le matelas un discours effrayant : Nestor l’infâme est éconduit, Rosaline redevient libre comme l’air. Au dernier acte, tout se termine bien, mais Posthumus souffre d’une sciatique et Rosaline épouse Alonzo, qui ne s’y attendait pas.

Qu’est-ce que vous auriez aimé être au lieu d’écrivain ?

Voir la première question.

Propos recueillis par Emmanuel Bouju


Retrouvez en suivant ce lien le premier épisode du Questionnaire de Bolaño.

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