Les voies de Lacan sont-elles impénétrables ?

Que ces deux livres – les Premiers écrits et le livre XIV du Séminaire– paraissent en même temps n’est pas tout à fait un hasard. Ils servent, chacun à sa façon, de marqueurs dans l’œuvre de Lacan.


Jacques Lacan, Premiers écrits. Seuil, coll. « Le champ freudien », 160 p., 20 €

Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XIV. La Logique du fantasme. Édition établie par Jacques-Alain Miller. Seuil, coll. « Le champ freudien », 432 p., 27 €


Les Premiers écrits témoignent de l’activité d’un psychiatre parisien particulièrement actif dans sa discipline et, comme l’a bien montré Jacques-Alain Miller, déjà très ouvert à la notion de « structure » (1), tout en portant, avec une finesse peu commune, une attention singulière à la façon de conduire l’analyse clinique des patients soignés, en accordant – notamment – un intérêt scrupuleux aux écrits des patients, qui révèlent mieux que l’oral le caractère pathologique de leur comportement. Ils nous paraissent aussi témoigner que Lacan est parfaitement capable d’une écriture classique, sobre, sans préciosité excessive ; tout le contraire de ce qu’on trouve dans le livre XIV du Séminaire qui accentue le maniérisme.

Les voies de Lacan sont-elles impénétrables ?

Séminaire après séminaire, malgré les efforts pour rendre leur langue classique, cette écriture deviendra la façon privilégiée dont Lacan exprime la psychanalyse – laquelle s’en trouve inutilement obscure, transformant ceux qui auraient pu s’intéresser à la psychanalyse en adversaires d’un discours trop souvent amphigourique ; et ceux qui sont tenus par leur métier même d’essayer d’y voir clair dans les problèmes posés, en détracteurs ou en thuriféraires peu critiques. Il se pourrait d’ailleurs que l’écriture de séminaires fondamentalement oraux n’ait pas été toujours un service qu’on leur ait rendu. Et pourtant on aurait énormément perdu en ne les connaissant pas et en entendant parler d’eux uniquement par ouï-dire. Ce travail d’édition est une gageure, mais un pari finalement gagné. Car ne nous y trompons pas – et les Premiers écrits, par contraste, permettent de le garantir : le maniérisme est une volonté ; cette culture de l’ésotérisme n’était pas là au début de la carrière de Lacan.

Ce qui passe à la limite dans un discours oral devient insupportable dans un discours écrit. Et l’on voit que, dans ses écrits d’avant la Seconde Guerre mondiale, Lacan n’était guère porté à tous les défauts des séminaires qui s’accentueront au fur et à mesure du développement de son enseignement. La revendication d’être le premier à avoir dit telle ou telle chose, la suffisance nuancée par un côté « christique » – j’ai fait cela pour vous, je vous ai donné telle ou telle chose (Séminaire XIV, p. 404) – qui ne vaut pas mieux et qui alterne avec un ton acerbe à l’égard d’adversaires ou d’ennemis, l’incroyable aplomb dans les affirmations les plus contestables, en particulier quand elles concernent les mathématiques, l’inlassable répétition des mêmes thèses, la volonté de promouvoir les thèses déjà établies dans les séminaires précédents, sans aucun changement ou avec des changements inavoués, comme si la stabilité de leur énoncé, visible dans leurs signifiants, était une preuve de leur vérité, un étiquetage des thèses d’auteurs qui n’auraient jamais dit qu’une seule chose (2) : telles sont les caractéristiques du Séminaire lacanien. Et pourtant, le fait est là : au lieu de refermer le livre et de ne plus s’en occuper, le paradoxe est que l’on parvient à passer outre à ces éléments de discours, si exécrables soient-ils, pour recueillir ce qui se dit à travers eux ; on trouve d’ailleurs chez Lacan, souvent au moment de conclure, une réelle modestie épistémologique, la reconnaissance de n’avoir pas abouti à ce qu’il visait, une authenticité de la recherche, une reconnaissance allant jusqu’à une certaine générosité pour quelques travaux d’autres chercheurs.

Lacan a soif de notoriété ; il est pris de l’immense envie d’être célèbre, en un temps où Sartre, Foucault, Lévi-Strauss le sont déjà. Tous les moyens de l’orgueil ordinaire sont bons pour y parvenir, à commencer par l’étalage de culture dans les domaines les plus variés, même quand cet étalage ne conduit qu’à commettre des erreurs qui discréditent l’ensemble, ou à une inutilité qui rend certains développements incongrus, ou à des effets de complaisance qui n’ont plus rien à voir avec une attitude rationnelle par ailleurs revendiquée dans le sillage de Freud. Pour obtenir des effets spectaculaires, les techniques sont toujours un peu les mêmes : pousser d’un cran les mêmes thèses sous le couvert de l’identité des signifiants, comme si elles n’avaient jamais changé ; leur faire endosser des significations variées qui n’ont rien à voir les unes avec les autres ; ou alors se contenter d’un début d’analyse et profiter du résultat de ce début d’analyse pour lui faire porter ce qu’il imagine être un coup d’éclat.

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Tel est le cas de « il n’y a pas d’acte sexuel » qui fait spectacle plutôt que vérité. La déclaration produit un malicieux effet de sidération sur le public. Quand on regarde comment elle est produite, on trouve un début d’analyse de la notion d’acte, envisagée moins comme répondant à un telos que comme coupure et répétition. L’idée est intéressante (3) : il est vrai que l’on peut voir une situation se transformer en acte à ces deux conditions. On pourrait le vérifier, par exemple, chez Pascal – que Lacan affectionne particulièrement – sur l’exemple du calcul des partis quand des joueurs qui jouent à un jeu de hasard doivent interrompre leur jeu et répartir les enjeux. On voit alors le gagnant s’emparer de la situation où le hasard triomphait seul jusque-là, et la transformer en langage qui en devient le fondement aussitôt après la coupure ; c’est le gagnant qui fait le partage en prenant à témoin le perdant de sa propre perte. La coupure nous a fait passer du côté de l’acte, d’autant que la situation est « répétée » : on veut du même ; on veut que la situation coupée ne change pas les rapports d’équité qui existaient avant la coupure. Mais, pour obtenir cela, il faut tout changer et déployer la logique du gagnant au moyen d’une récurrence qui va la conserver et l’étendre jusque dans les résonances les plus éloignées de la coupure. Est-ce que l’acte sexuel est un acte ? La question peut bien se poser au cours de l’analyse de l’acte et la faire avancer ; et il est sûr que, malgré sa répétition, l’« acte sexuel » n’est pas un acte dans le sens où cette analyse commence à s’esquisser. Mais est-il légitime de dire, comme si on avait terminé l’analyse de l’acte, que, du coup, il n’y a pas d’acte sexuel ? Le compte n’y est pas sur le plan rationnel. Mais une certaine subreption se trouve ainsi induite : en disant qu’il n’y a pas d’acte sexuel, ce qui est vrai à une étape de l’analyse de l’acte, on joue sur l’équivoque ; un public complaisant aidant, on va ensuite colporter la (bonne ? mauvaise ?) nouvelle qu’il n’y a pas d’acte sexuel, dans une culture assez radicale du malentendu.

On objectera que toutes les méthodes relèvent du malentendu, du diallèle, de l’équivoque, et que, la psychanalyse n’étant qu’une méthode (c’est du moins ce que dit Lacan), elle ne fait jamais que son travail rationnel, comme Descartes, Pascal, Leibniz, Hilbert ou Russell pouvaient faire le leur. C’est le point où tous les dérapages sont possibles, où la sophistique paraît marcher de pair avec la rationalité et où un bon sophiste peut, dans l’équivoque entretenue par les répétiteurs contemporains de Lacan, conduire aux effets les plus tordus sur le plan rationnel. Il est vrai que la méthode en mathématiques se déploie souvent au pluriel, que le bout de chemin obtenu par l’une peut être repris par une autre qui va permettre de lire autrement ses résultats, de les amplifier, de changer sur eux un point de vue, de les simplifier ; et cela plusieurs fois de suite en une sorte de marcottage dont il ne s’agit pas de faire reproche à un auteur. Il est vrai aussi que l’on peut jouer de toutes sortes d’équivoques pour passer d’une méthode à une autre. Mais la différence entre Pascal, chez qui ce procédé est typique, et Lacan, c’est que Pascal parvient à un résultat tangible, utilisable, facile à « comprendre » au bout du compte, qui a utilement dépassé l’énoncé en langue vernaculaire ; ce qui n’est pas le cas de l’usage des bouts de méthodes de Lacan qui ne mènent à rien, qui sont plus obscurs encore dans une langue pauvrement formalisée que dans la langue vernaculaire où ils n’ont plus guère de sens quand on les y traduit – et les retours à la langue vernaculaire, une fois passés par les bouts de formalisation, ne veulent plus rien dire (4).

Certes, le rapiècement méthodique ou le caractère « multi-prise » des notions est interne à l’idée de méthode. Mais sa rhapsodie n’en est tout de même pas au point de ne conduire nulle part ou, à mi-chemin ou souvent moins que cela, de permettre de s’arrêter et de feindre que l’on a fini le parcours et que, exprimé en langue vernaculaire, il veut dire telle ou telle chose. Il ne s’agit plus alors que de s’arrêter au point où l’on fera scandale, sans que le passage d’une langue à une autre ait vraiment instruit le lecteur ou l’auditeur. Là encore, nous ne voyons aucune objection à ce jeu permanent de la langue vernaculaire au formalisme de l’algèbre, de l’algèbre à la géométrie, de la géométrie à un retour à la langue vernaculaire ; il y a évidemment un libre jeu entre toutes ces langues qui sied à une recherche et même à une démonstration, pourvu toutefois qu’elles mènent quelque part ou ambitionnent de le faire et esquissent des pas reconnaissables vers ce qui ressemble à un but. Ce n’est pas le cas avec Lacan qui feint simplement de le faire et qui voudrait bien donner à croire qu’il l’a fait, comme si, au bout du compte cela suffisait. Mais le compte n’y est pas, là non plus ; et l’auteur n’est pas loin du ridicule. « Mon nombre d’or » ou « mon sigle ou mon algorithme, comme vous voudrez », dit-il, comme s’il en était l’inventeur à la façon dont Leibniz pouvait légitimement dire « mes infinitésimales » ou « ma loi de continuité » ; ou comme s’il était l’auteur de quelques notions ou de leurs utilisations inédites qui aient quelque valeur.

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Un problème mathématique résolu © D. R.

Le théorème dont Platon se sert, avec pertinence pour son propos, dans La République sur un cas particulier et dont Lacan reprend la généralisation que Thalès avait établie avant Eudoxe (5) est tellement bricolé pour en obtenir ce qui, en langue vernaculaire, revient à dire qu’ « il n’y a pas d’acte sexuel », tellement incongru dans ce que son usage est censé produire, que le fil conducteur de ce schème géométrique, quand il ne coud pas ensemble des erreurs, ne mène absolument nulle part et ne structure rien du tout. N’est pas Pascal ou Hilbert qui veut, et l’usage des mathématiques, dont nous convenons volontiers qu’elles requièrent souvent la convergence d’une pluralité de méthodes pour gagner quelque résultat, implique aussi une implacable finalité vers un résultat, quand bien même nous admettrions que toutes les démonstrations, même parmi les mieux faites, gardent, par-devers elles, une zone d’ombre. Si je crois en mathématisant pouvoir éliminer tout élément de finalité dans ce que je mathématise, je retrouve la finalité sous la forme de la nécessaire finalisation des méthodes dans la démonstration et dans leurs schématisations de ce qu’elles mettent en scène. L’impression persistante d’inutilité et de contingence dans le choix de cet antique schème mathématique est invincible et fait perdre toute plausibilité à l’usage de celui-ci ; sautent aux yeux en revanche les erreurs, les choix arbitraires dans la signification des retours à la langue vernaculaire. Il était, après tout, intéressant de tenter de rendre compte de l’acte par un jeu structurel – par le passage d’une structure à une autre – dans un univers culturel où il ne s’agissait que de projet, d’intention, d’intentionnalité, de subjectivité, d’intersubjectivité. Mais le recours aux rapports présentés sous la forme d’une proportion : (a + 1) / 1 = 1 / a, qui permet d’écrire que a2 + a = 1, pour recueillir au passage la valeur de la résolution de l’équation a2 + a – 1 = 0 qui ne serait autre – ô miracle ! – que la valeur du nombre d’or, tout en tirant bénéfice de la proportion (a + 1) / 1 = 1 / a, pour obtenir par récurrence que a3 + a2 = 1, a4 + a3 = 1, équations dans lesquelles « a » obtiendrait de tout autres valeurs, ce recours crée de l’émerveillement à bon compte puisqu’il ne sert qu’à créer des irrationnels dès qu’on essaie de résoudre la valeur de « a ». On songe aux Regulae de Descartes qui s’amuse de ceux qui croient que les nombres enferment je ne sais quelles propriétés mystérieuses (6) ; et surtout on se demande à qui et à quoi sert tout ce fatras qu’il faut corriger partiellement d’une séance sur l’autre tant il s’y glisse de paralogismes.

Il y a donc beaucoup de parties mortes dans le livre XIV du Séminaire et qui ne serviront guère – contrairement au rêve lacanien – à fonder un enseignement correct de psychanalyse ; le malheur de ces parties mortes est qu’elles sont complètement entrelacées avec ce que cet enseignement a gardé de vif et qu’aucune paire de ciseaux psychanalytique, philosophique ou mathématique ne permettra de les découper pour les séparer. Après tout, n’est-ce pas le lot de tous les auteurs ? S’il ne fallait garder et surtout ne publier que le meilleur des auteurs, il n’en resterait pas grand-chose et il ne servirait à rien de les lire. Les erreurs servent autant à se former que la vérité, ne serait-ce que parce que les unes ne se détachent pas de l’autre.

On objectera encore que l’on ne saurait demander en psychanalyse comme dans les autres sciences humaines la même rigueur qu’en mathématiques, que « la logique du fantasme n’est pas aussi précise que l’autre [la logique de l’entendement] ». Peut-être, mais Lévi-Strauss n’y parvenait pourtant pas si mal dans ses travaux en anthropologie. Avec quelle admiration d’ailleurs Lacan montre chez Lévi-Strauss la place du tabac quasi déduite à partir de celle du ciel dans la structure qu’il bâtit dans Du miel aux cendres (p. 158-159) ! Comme il aurait voulu en faire autant ne serait-ce que sur quelques fragments de ses lectures de Freud ! Il semble que l’usage de ces bouts de travaux d’allure mathématique dissimulent difficilement un échec sauvé ou cru tel par une répétition sans relâche des essais malheureux comme s’ils avaient été quelque part réussis. Personne ne sait où ni comment ; et, encore une fois, l’intrication est telle avec les intuitions et les insights heureux qu’il n’est pas question de les en démêler.

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© CC BY 2.0/Chic Bee/Flickr

Si nous avons paru critiquer l’usage des mathématiques en psychanalyse dans le livre XIV du Séminaire, ce n’est pas que nous pensions que leurs schématisations n’ont aucun sens dans cette discipline. Lacan en use tout à fait légitimement quand il cherche dans le même livre à se servir des mathématiques pour travailler la notion de limite ou de bord. Il développe à leur propos, quand il est pertinent, un certain type de savoir qu’il est difficile d’identifier. Certes, il ne fait pas, à proprement parler, de mathématiques ; il n’y invente certainement jamais, ni ne maîtrise parfaitement ce dont il parle, mais il y a chez lui du « lu » en mathématiques et une sensibilité particulière à cette discipline. Il ne fait pas non plus de philosophie ou d’épistémologie des mathématiques. Il serait trop sommaire de dire que son travail relève de l’application des mathématiques au matériau psychanalytique : il s’agit de beaucoup plus que cela ; ou, s’il s’agit d’une application, c’est dans le sens où Hobbes et Hume parlent de l’action des mathématiques en physique qui est de l’ordre de la construction d’une machine, laquelle, si elle fonctionne sans encombre, si elle ne se gêne pas elle-même, est exactement l’équivalent d’une démonstration. Mais l’auteur semble parfois s’écarter volontairement de toute rationalité par des jeux de mots qui paraissent lui tenir lieu de raison et qui éloignent de lui la plupart de ceux pour qui la méthode signifie justement l’usage de la raison : à quoi rime de rapporter werden à verdir ?

Cependant, ces insights ouvrent des voies prometteuses dans des directions fort diverses. La première d’entre elles est que la fiction et la fallacy prises dans leur sens benthamien ne sont pas seulement rencontrées par hasard et pour éclairer çà et là quelque point du propos général ; elles trament le propos général au point d’en être un sous-bassement méthodique. Peut-être même l’ouvrage aurait-il eu franchement intérêt à valoriser cet aspect. L’usage que Bentham fait de la théorie des fictions, comme l’appelle Ogden, c’est de tenir pour réelles par le langage certaines notions et de faire apparaître comme fictives (fictitious) certaines autres ; ce qui n’empêche pas de renverser le premier mouvement en tenant ce qui avait servi de fiction pour une entité réelle et, du coup, de faire ainsi apparaître ce qui avait été tenu pour réel comme une entité fictive ; cette double opération laissant des restes. La distinction prétendue entre homme et femme serait ainsi entrée dans une sorte de dialectique, qui n’a rien d’hégélien – encore que Hegel soit particulièrement convié dans ce Séminaire pour établir qu’« il n’y a de jouissance que du corps » – , mais qui aurait permis de dissoudre très efficacement cette prétendue union de l’homme et de la femme et d’élaborer, à partir de leur différence, tenue fallacieusement pour substantielle, des unions imaginaires. Il est clair que Lacan pense à cette méthode qui permet de parer aux fallaces, particulièrement aux « fallaces du sujet » et l’on ne comprend pas bien pourquoi il ne l’a pas préférée à une coûteuse et hasardeuse mathématique des proportions qui ne fait guère avancer son propos quand il ne le rend pas suspect.

Il y aurait bien d’autres choses à retenir de ce livre : l’idée, suggérée plutôt que creusée, selon laquelle « l’œuvre de sublimation n’est pas forcément l’œuvre d’art et qu’elle peut être encore bien d’autre chose ». Celle aussi qui consiste à repérer l’usage des noms propres pour désigner des « instincts » plutôt que des noms communs. Si la déclaration de rationalisme est sans ambiguïté chez Lacan, ce Séminaire, comme les autres livres de l’auteur, n’en vaut pas moins par ses insights, ses intuitions ; peut-être l’ouvrage ne vaut-il même que par ses aperçus et par le travail qu’il donne aux générations qui suivent. On ne saurait en attendre de véritables directions, de véritables indications ; cette genèse de la subjectivité à partir d’un jeu de lectures des structures les unes par les autres était proprement extraordinaire. Ces innombrables procédés de lectures des systèmes les uns par les autres font sourdre des illusions ou des impressions de subjectivité. Les lectures des systèmes les uns par les autres n’ont pas besoin de lecteur autre que fictif ou dans une position fictive.

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Portrait de Jacques Lacan © CC BY 2.0/Desconhecido-∂sa/Flickr

De deux choses l’une : ou l’on ferme le livre et l’on désespère d’y trouver quoi que ce soit qui nous apprenne quelque chose sur la sexualité, par exemple ; ou bien l’on prend ses passages obscurs comme les paraboles des temps modernes, de telle sorte que leur lecture donne encore, quarante ans après la mort de Lacan, du fil à retordre ou du grain à moudre aux générations qui suivent. Car Lacan ne se pose pas seulement en déchiffreur d’énigmes, mais en faiseur d’énigmes : il y a probablement un tournant dans ce Séminaire XIV, et c’est peut-être par là qu’il irrite et fascine. Irritation par ces charlataneries qui osent tout, qui s’autorisent toutes les compétences, assènent des absurdités mathématiques avec aplomb ; fascination par sa force de création, de création d’énigmes. Lacan ne craint pas d’être énigmatique. Il prend parfois délibérément des allures de sphinx ou de sphinge. Si, comme disait Pascal, il est des temps pour niaiser, qui sont ceux de l’explication, il semble bien qu’avec le Séminaire XIV ces temps soient révolus.

Jacques-Alain Miller a eu raison de continuer la publication de cet ouvrage avec la même sobriété que les précédents : pas de notes explicatives, qui restitueraient le contexte politique, économique, artistique, scientifique. Jamais ne se trouvent reproduites – ou seulement très partiellement – les paroles des participants au Séminaire de Lacan. Un choix effectué dès le départ, poursuivi avec cohérence ; il était bon que, dans une première édition fondamentale, les commentaires, qu’ils soient contemporains des années 1960 ou de notre temps, ne fussent pas mêlés au discours de Lacan qui doit commencer par être soigneusement établi.

Mais il est évident que, par-delà l’édition de l’intégralité des séminaires de Lacan, il faudra très vite une autre édition équipée de notes pour expliquer ce qui est souvent seulement sous-entendu, pour corriger quelques erreurs, montrer des sources qui ne sont pas toujours visibles dans l’ouvrage, fournir des éléments de contexte historique. Par cohérence, il fallait continuer à établir le texte comme cela a été fait pour les autres séminaires ; quatre décennies après la mort de Lacan, ces textes sont devenus très cryptés : ils nécessitent un appareillage critique de décryptage.


Jean-Pierre Cléro est philosophe. Il a notamment publié Lacan et la langue anglaise.
  1. Le mot est fréquent sous la plume de Lacan, même avant 1936, date à laquelle Lacan fait son entrée en psychanalyse, en particulier avec l’établissement du stade du miroir. Auparavant, on note très peu d’allusions aux psychanalystes et à la psychanalyse.
  2. Russell est étiqueté, par exemple, comme ayant dit que les mathématiques sont un savoir où l’on ne sait pas le sens de ce que l’on dit ni si ce que l’on dit est vrai.
  3. En particulier, celle de répétition qui n’est guère attendue : « une répétition est intrinsèque à tout acte ».
  4. Quand Lacan veut définir, en langue vernaculaire, quel sera le fil conducteur au début de l’année 1967, on tombe sur une phrase de ce genre, p. 85 : « Il s’agit du traitement par le moyen de l’écriture, du langage et de l’ordre qu’il nous propose comme structure – d’où la démonstration, au plan écrit, de la non-existence de cet univers du discours dont le nécessaire un en trop de la chaîne signifiante, en tant qu’écrite, est pour nous le tenant-lieu ». À une objection qu’il se fait à lui-même, il répond que « l’indication signifiante de la fonction de l’un en trop comme telle est possible – que non seulement elle est possible, mais qu’elle manifeste qu’une intervention directe sur le sujet est possible, car en tant que le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant, tout ce qui ressemble à ce S(Ⱥ) ne répond rien de moins qu’à la fonction de l’interprétation » (p. 87). Ce ne sont que deux exemples, parmi beaucoup d’autres, d’un retour particulièrement obscur à la langue vernaculaire. On aurait pu prendre bien d’autres exemples encore, en haut de la p. 278, p. 297, en haut de la p. 326 ; le haut de la page 327 est proprement incompréhensible, comme la p. 393.
  5. On a pu contester que le schéma mathématique de la fin du livre VI de La République soit dû à Eudoxe, disciple de Platon et sans doute trop jeune pour faire la leçon à son maître à cette époque.
  6. De notre temps, le nombre d’or a fait quelques victimes parmi les admirateurs de Lacan qui feint de ne pas en demander autant. Peut-être faudrait-il les engager à lire la règle XIV des Règles pour la direction de l’esprit de Descartes.

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