Bernhard Schlink compte parmi les auteurs allemands contemporains les plus connus en France depuis la publication du Liseur (1995), dont le succès ne s’est jamais démenti. L’imbrication étroite du destin individuel et de l’histoire allemande, la relation forte et parfois difficile entre deux êtres appartenant à des générations différentes, sont des thèmes récurrents dans l’œuvre de Schlink qui se retrouvent aussi dans son roman La petite-fille. Tout commence par la mort brutale de la compagne du héros, et ce deuil inattendu fait resurgir un passé mal vécu qui vient réclamer des comptes et jeter la suspicion sur toute une vie. Les personnages des neuf nouvelles de Couleurs de l’adieu, dont la publication en format de poche coïncide avec la parution de ce nouveau roman, sont eux aussi susceptibles de mauvaise foi ou d’aveuglement devant leurs mensonges et leurs trahisons refoulées. L’une d’entre elles, « Pique-nique avec Anna », fait du narrateur une sorte de pygmalion mal récompensé par sa protégée, et pourrait presque passer pour une ébauche de La petite-fille, en plus noir.
Bernhard Schlink, La petite-fille. Trad. de l’allemand par Bernard Lortholary. Gallimard, 352 p., 23 €
Bernhard Schlink, Couleurs de l’adieu. Trad. de l’allemand par Bernard Lortholary. Gallimard, coll. « Folio », 304 p., 8,70 €
Lorsque Kaspar Wettner découvre, au soir d’une journée ordinaire, sa femme, Birgit, noyée dans la baignoire, la réaction d’effroi ou de chagrin à laquelle on s’attendrait le cède à une étrange forme de déni ou d’incrédulité devant l’irréparable, « comme si sur le moment elle était bien morte, mais pas pour longtemps, pas pour toujours ». Au lieu des larmes qui viendront plus tard, un flot de souvenirs mêlés de regrets monte en lui devant le corps de celle qui, malgré l’amour et les longues années de vie commune, lui apparaît soudain figée dans une identité étrangère, à jamais marquée par sa jeunesse passée dans la partie communiste de l’Allemagne d’où il l’avait fait évader en 1965. Mais Kaspar n’est pas au bout de ses surprises quand vient le moment de trier les papiers, d’examiner l’ordinateur de son épouse : il lui découvre une autre vie où lui ne tient aucune place, un enfant qu’elle a mis au monde et abandonné en RDA, et un projet bien avancé de roman autobiographique qui traiterait « de la vie comme d’une fuite », déjà remarqué par un éditeur.
Est-ce parce qu’elle a été incapable de rechercher son enfant comme elle fut incapable d’achever son œuvre que Birgit a décidé de mettre fin à ses jours ? Sachant désormais ce que sa femme lui a caché, Kaspar s’estime légitime pour mener à bien la tâche devant laquelle elle a reculé : retrouver l’enfant abandonné, et sauver de l’oubli le livre inachevé. Mais l’un va-t-il sans l’autre, l’abandon de l’écriture ne reproduit-il pas l’abandon de l’enfant ? En se substituant à sa femme, Kaspar prend à cœur de réparer sa faute par-delà la mort.
La vie de Birgit et de Kaspar est intimement liée à l’histoire des deux républiques sœurs et néanmoins ennemies issues de la Seconde Guerre mondiale, « unifiées » en 1990. Elle vivait en RDA et lui à l’Ouest quand ils se sont connus lors d’une rencontre de la jeunesse européenne organisée à Berlin-Est en 1964 : le jeune Bernhard Schlink y était aussi, gage de plus s’il en fallait de la vérité historique du roman. Mais un demi-siècle plus tard, quand sa femme meurt, le libraire Kaspar Wettner ne se doute pas de ce qui l’attend en commençant son enquête dans l’ancienne RDA, où il retrouve d’abord sans trop de peine le véritable père de l’enfant qu’il recherche, qui contre toute attente l’a jadis recueilli, adopté et élevé avec sa femme.
Cet enfant est une fille, Svenja, qui, comme sa véritable mère qu’elle n’a jamais connue, a été dans son enfance communiste une pionnière exemplaire, avant de sombrer dans la drogue, traîner dans des squats, et finir ses années d’adolescence à Torgau, parmi les « asociaux » parqués dans un centre de redressement bien réel et de sinistre mémoire qui ne fut fermé qu’en novembre 1989 : un témoignage supplémentaire de ce que fut la vie de l’autre côté du mur de Berlin, mais, quand les traces de Svenja conduisent Kaspar jusqu’à une communauté néonazie, le champ d’investigation du roman s’étend progressivement à une Allemagne contemporaine hantée par l’ensemble de son passé, et où l’on n’est en outre pas vraiment certain que la réunification des terres et des esprits est achevée.
Car Svenja vit désormais avec son mari et sa fille dans un « village national libéré » du Mecklembourg. On se doit de remarquer ici que les noms des personnages principaux ont été habilement choisis par l’auteur : si Kaspar Wettner fait songer au plus célèbre des orphelins du XIXe siècle, Kaspar Hauser, le « pauvre Gaspard », ou encore au roi mage apportant l’encens à Bethléem, Svenja a donné quant à elle à sa propre fille le nom d’une valkyrie, Sigrun. Un joli prénom emprunté au panthéon germanique, si facile à porter dans une communauté rurale adepte d’une mythologie douteuse ! Kaspar a pourtant tôt fait de voir dans la fringante jeune fille un cadeau inespéré, comme si quelque chose de sa femme lui était rendu d’outre-tombe. Mais, pour gagner sa confiance, il lui faut d’abord subir les vieilles lunes des néonazis et les pires propos négationnistes. Pour parachever le tableau, il ne lui restera plus qu’à faire un peu plus tard connaissance avec la violence des nationalistes autonomes berlinois.
Le liseur avait longuement exploré les relations entre le jeune Michaël Berg et une femme plus âgée détenue pour ses crimes commis sous le IIIe Reich. Dans le couple formé par Kaspar et Sigrun, c’est cette fois la jeune fille qui voue une admiration sans faille à Irma Grese, surnommée « la hyène d’Auschwitz » ou « la bête de Belsen » et pendue en 1945. Mais c’est pourtant cette même Sigrun, la petite-fille de sa femme, dont il ignorait jusqu’à l’existence, qui va changer la vie de Kaspar et finir par l’appeler « Grand-père ».
Enchanté par cette petite-fille tombée du ciel, il fait tout pour l’arracher à son milieu et rectifier son jugement, pour la conduire pas à pas vers une vie d’adolescente de son siècle, loin de l’étude des runes, du portrait de Rudolf Hess et du village völkisch. Lorsqu’elle est chez lui, car il a réussi à obtenir en y mettant le prix qu’elle lui rende visite à Berlin pendant les vacances, il lui raconte le soir d’autres histoires que celle du Reich millénaire. Il lui lit Guerre et Paix, la laisse progressivement explorer d’autres livres qu’il place à portée de sa main. Il lui montre des paysages ouverts, lumineux. Mais surtout il la conduit au concert, lui fait découvrir la musique qu’elle apprend vite à aimer, puis à jouer avec talent. Une langue sans mots, qui parle directement au cœur.
Schlink dépeint ainsi le parcours d’une jeune fille déchirée entre des parents qu’elle aime et un grand-père inattendu dont elle se méfie encore, tout en sachant ce qu’il peut lui apporter. Il montre ses progrès, ses rechutes. Inversement, Kaspar découvre un univers pétri de l’idéologie raciste et nationaliste la plus rétrograde, mais où l’on sait aussi travailler, protéger la nature et aimer ses enfants. Emporté par l’ambiance d’une fête au village, il se prend à se demander : « pourquoi les gens de droite ne pourraient-ils pas être tout aussi méditatifs, rêveurs et mélancoliques que nous ? » Mais, se souvenant que le gouverneur nazi Hans Frank était aussi un être cultivé capable de jouer Chopin au piano dans son château de Cracovie, il revient vite à la réalité et reprend ses distances. À faire ainsi la part des choses, à ne pas condamner en bloc et sans nuance, l’auteur s’expose sans doute au risque d’être jugé trop indulgent, mais ce serait là un mauvais procès. Comment un homme formé au métier de juriste et élevé dans les principes de la religion protestante ne mettrait-il pas un peu d’équité dans son jugement, sans pour autant transiger sur ses valeurs républicaines ?
Dans La petite-fille (comme dans bien des nouvelles de Couleurs de l’adieu), les personnages ne réagissent convenablement qu’après coup, quand il devient difficile ou impossible de remédier à ce qui n’a pas été dit ou fait à temps : « Malheur à ce qu’on cache, malheur à ce qu’on tait », écrit Birgit dans son autobiographie inachevée. Elle ne peut en effet qu’être atterrée quand tout ce qu’elle a occulté se rappelle à son souvenir, toujours au plus mauvais moment. Alors, comme c’est souvent le cas dans les romans de Bernhard Schlink, le lien entre les êtres se fragilise tandis que les générations qui se succèdent s’arriment difficilement les unes aux autres.
Il est vrai que l’auteur observe une Allemagne où trois ou quatre de ces générations se sont embrouillées dans une histoire singulière, qui oblige à changer de vie et à composer avec un passé difficile. Beaucoup le trouvent lourd à assumer, mais certains en sont fiers et en éprouvent la nostalgie. Le roman de Christa Wolf Le ciel partagé (1963) attestait déjà que le passé nazi, même s’il reste pesant, n’est pas seul à fracturer l’image de soi, du pays, de la société : la division de l’Allemagne en deux États dont l’un s’est effacé d’un coup en 1989, puis la montée des extrémismes de droite et de gauche, ont, chacune en son temps, contribué à enfoncer le clou. Ainsi se côtoient dans les textes de Bernhard Schlink des êtres qui ont grandi dans des réalités très différentes, et qui ne parviennent plus à vivre simplement et naturellement leur amitié ou leur amour. Birgit, la femme de Kaspar née en RDA, est la parfaite incarnation de ces personnages qui ne trouvent leur place nulle part. Les circonstances politiques et historiques y sont pour beaucoup, sans toutefois les exonérer de leur responsabilité personnelle.
Restent la mélancolie, la tristesse, le désarroi, avec lesquels ils ne vivent qu’en trichant, avec eux-mêmes comme avec les autres. « Peut-être ne peut-on parfois se libérer qu’en trahissant ceux à qui l’on doit fidélité », s’interroge un personnage de la nouvelle « Musique d’une fratrie ». Lorsque Birgit écrit : « Mes vies non vécues sont miennes comme celle que j’ai vécue », elle sait qu’elle ouvre un abîme où elle se perdra, entre les regrets inutiles, le sentiment de gâchis et le fier désir d’assumer tous ses actes. Beaucoup des personnages imaginés par Schlink partagent cette amertume teintée de lucidité, ce mélange d’accablement et de volonté de vivre qui s’exprime finement sous la plume d’un auteur toujours admirablement traduit en français par Bernard Lortholary.
C’est une société apaisée et satisfaite de vivre libre dans un pays démocratique qui passe ici sous la loupe de Bernhard Schlink, mais il y traque les fantômes des temps anciens qui errent encore ici ou là, et met en lumière les traumatismes mal guéris dont peuvent toujours hériter ceux qui suivent. Le roman comme les nouvelles ne sont pourtant pas seulement des témoignages sociologiques. Parce que leur ancrage dans l’histoire est difficile, les personnages révèlent encore mieux les faiblesses, les doutes et les questions sans réponse qui sont celles de tous les humains : un faux pas, une erreur ou une injustice commises par lâcheté ou par indifférence peuvent avoir des conséquences indélébiles et revenir en boomerang des années plus tard.