Le 30 mars 2017, Angelo Garand est abattu par le GIGN sur le terrain où vit sa famille ; en cavale, il s’y cache depuis qu’il a décidé de ne pas retourner en prison au terme d’une permission de sortie. Malgré la création du collectif « Justice pour Angelo », malgré un dépôt de plainte de sa famille, malgré la contre-enquête de l’anthropologue Didier Fassin qui contredisait la version de la gendarmerie, aucun procès public n’a eu lieu, l’affaire s’est conclue par un non-lieu. Six ans après les faits, Aurélie Garand, la sœur d’Angelo, livre un témoignage en forme de plaidoyer d’une force qui impressionne, tandis que, dans un essai sur les obstacles à la recherche, Fassin revient sur les difficultés juridiques rencontrées lors de son travail sur cette affaire.
Aurélie Garand, « Depuis qu’ils nous ont fait ça… ». Éditions du bout de la ville, 112 p., 10 €
Didier Fassin, La recherche à l’épreuve du politique. Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 80 p., 12,90 €
Il y a d’abord des mots vifs, ceux d’une sœur que l’emprisonnement puis la mort de Garand ont privée de son frère. Ce livre sonne non comme une plainte mais comme un cri de colère. Ces mots ne flottent pas, ils nous sont adressés, à nous les Gadjé, à nous qui, très majoritairement, n’appartenons pas à la famille des gens du voyage. Si de nombreux travaux ethnographiques ont été menés sur les « voyageurs », notamment par Patrick Williams, la parole de ces femmes et de ces hommes est rare. Privée de la possibilité de parler, la famille ne fut entendue que lors de l’audience à la Cour de cassation ; Aurélie Garand s’est donc saisie de l’écriture sans aucune concession : elle a écrit un texte qui est tout à la fois un hommage à son frère Angelo, un récit d’histoire familiale, et une dénonciation de la violence d’État dont sa communauté est l’objet depuis 1912 et la mise en place de l’obligation de circuler avec un carnet anthropométrique individuel.
La puissance de ce court texte tient notamment à sa capacité de relier ces différents éléments. Si l’assassinat d’Angelo par un groupe du GIGN n’en est pas le point de départ, il revient quasiment à chaque page, dans tous les brefs chapitres qui composent le livre, comme si cette vie interrompue par un acte d’une violence inouïe – l’homme de trente-sept ans, qui portait un simple Opinel, fut abattu d’une dizaine de balles dans une remise – cristallisait toutes les autres existences, celles d’Aurélie, de ses parents, de la vaste famille Garand qui vit en Touraine.
La vie d’Angelo que relate sa sœur est celle d’un empêchement permanent : ne pas pouvoir vivre libre, ne pas pouvoir aller à l’école sans être montré du doigt ou sans être renvoyé à la moindre incartade, ne pas pouvoir entrer dans un commerce sans qu’immédiatement des yeux inquiets se posent sur vous. Cette interdiction tacite d’aller et venir a fait du destin de cet homme une fuite sans fin. « L’essentiel qu’il nous reste de lui, finalement, c’est sa voiture », écrit Aurélie Garand, comme si c’était là une partie de lui, parce que, comme il lui disait « Ce que tu ne comprends pas, ma sœur, c’est que dès qu’ils t’ont dans le collimateur, t’es mort, ils seront toujours après toi. »
En lisant ces pages de rage d’Aurélie Garand, on comprend que ces lieux qu’occupent les Voyageurs dessinent aux yeux des représentants de l’État une carte des foyers suspects qui fait partie d’une vaste géographie de la dangerosité. Lorsque le collectif de défense se crée, il rejoint pour des manifestations et des actions celui de jeunes gens des quartiers tués par la police, constituant un front commun. Aurélie Garand ne nomme pas la prison « la zonzon » mais « le chtar », et appelle la police « les schmitts », mais elle affirme son appartenance aux monde des réprouvés, à celles et ceux qui passent plus de temps dedans que dehors – tout passe par la case prison, encore et toujours – et qui un jour, même si « rien de tout ça ne mérite la peine de mort », sont retrouvés gisants sur le sol, abattus par les forces de l’ordre. Il n’y pas une once d’angélisme dans le discours de l’auteure, mais un constat simple : ce qui a conduit Angelo à la mort n’est pas « la faute à pas de chance » mais bien un long tunnel de misère, matérielle et psychologique.
Ce destin tragique produit par la stigmatisation dont sont victimes ces hommes mais aussi ces femmes – Aurélie Garand souligne que les femmes voyageuses sont aussi, selon d’autres modalités, l’objet d’une suspicion constante – semble s’intensifier ces dernières décennies. Évoquant ses enfants et ceux d’Angelo, l’auteure ne se fait pas d’illusions, mais son récit s’achève néanmoins sur une note d’optimisme : « ils ne sont pas près de se débarrasser de nous ». Le combat qu’elle a mené avec les siens et en lien avec d’autres luttes témoigne d’une volonté de résister qui est devenue publique, et qui ne va pas cesser.
L’anthropologue Didier Fassin avait, Aurélie Garand l’évoque, répondu favorablement à sa demande d’intervention lors d’une rencontre du collectif ; il avait envoyé un texte au propos général sur la militarisation des forces de l’ordre. Puis il avait décidé de produire une contre-enquête sur la mort d’Angelo, et ainsi de contribuer, à distance, comme chercheur, à éclairer les faits. Son livre paru en 2020, Mort d’un voyageur. Une contre-enquête, mettait en regard les différentes versions de la mort d’Angelo, et faisait apparaître une vérité qualifiée « d’ethnographique ». Mais le texte de Didider Fassin n’était accompagné d’aucun discours méthodologique ni de notes de bas de page permettant de connaître les sources mobilisées.
Dans La recherche à l’épreuve du politique, version reprise et développée d’une conférence donnée à l’université de Liège lors de la réception d’un doctorat honoris causa, Fassin revient sur les obstacles qui empêchent le travail en sciences sociales et d’abord au premier d’entre eux : le risque physique du terrain, les menaces, les emprisonnements, les assassinats dont sont victimes les chercheuses et chercheurs – leurs auteurs sont souvent les autorités locales en lien avec les forces de l’ordre. Fassin n’a pas tort de dire que les sciences sociales ont encore une puissance de dérangement, et que, bien qu’elles se professionnalisent, on n’aime guère qu’un ethnologue ou un sociologue soit présent dans nombre de situations – Alban Bensa rappelait souvent qu’en Nouvelle-Calédonie sa présence était peu appréciée des Caldoches.
La dernière partie de ce nouveau livre porte sur d’autres obstacles, ne mettant en danger ni celles et ceux qui mènent des recherches, ni les acteurs de leur terrain ; des obstacles d’ordre juridique, et donc aussi politique. Didier Fassin décide de revenir sur l’affaire de l’assassinat d’Angelo – ce qui montre l’importance de cette recherche dans son parcours personnel. Il commence par expliquer comment, au fur et à mesure de l’écriture, sont apparues deux logiques qui permettent de l’expliquer : l’une, générale, est « sécuritaire ». Elle a conduit à mobiliser un groupe de gendarmes, formés et équipés « militairement » pour intervenir dans des situations de violence extrême (banditisme, terrorisme), afin d’interpeller un délinquant ordinaire en cavale – des groupes « qu’il faut bien utiliser dès lors qu’ils existent ». L’autre logique à l’œuvre est discriminatoire et le texte d’Aurélie Garand la documente encore davantage. Didier Fassin pointe ensuite les difficultés croissantes pour mener une enquête aujourd’hui : l’accès au dossier de l’assassinat d’Angelo Garand fut un chemin compliqué, tant en raison de la loi que de son interprétation par les magistrats – le problème étant le fameux délit de « violation du secret de l’instruction » qui menace chacun.e.
Didier Fassin souligne que cet accès dépend uniquement de la décision d’un.e magistrat.e, dénonçant en l’énonçant le caractère arbitraire de la procédure, mais surtout interrogeant le statut de la vérité ethnographique et sa perception politique. Soucieux de cette mise en cause, et par efficacité, l’anthropologue souligne que, dans ce contexte, il s’était interdit, s’agissant de son travail sur la mort d’Angelo, de répondre à des entretiens dans la presse, considérant que sa contre-enquête serait affaiblie par cette forme de réduction. On ne peut que l’approuver. L’enquête ethnographique n’est pas réductible à 10 000 signes, et sa puissance de vérité, qui fait mouche dans Mort d’un voyageur, serait largement amoindrie sur un autre support que le livre. Reste Angelo Garand, son assassinat par le GIGN, ces communautés endeuillées… Ces deux regards nous invitent à rester en alerte.