Familles irrégulières

« L’assistante sociale ne doit pas craindre de faire des contrôles dans les familles aux moments les plus susceptibles de lui apporter des révélations : aux heures des repas quand elle prévoit que rien ne sera préparé ; le soir très tard, particulièrement les jours de paye, quand elle a des doutes sur la sobriété des intéressés ; le matin de très bonne heure quand la mère est paresseuse. Une visite à l’improviste est beaucoup plus instructive qu’une visite annoncée. » Lola Zappi lève à nouveaux frais un coin des archives peu exploré, des dossiers des années 1930 où se donne à voir ce qu’il reste dans les assiettes le soir, la maigreur de la petite, les enfants jouant si tard dehors, le linge sale en souffrance.


Lola Zappi, Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres. Les Presses de Sciences Po, 368 p., 27 €


Depuis peu accessible, le fonds (Olga Spitzer) sur lequel s’appuie Lola Zappi rassemble 8 000 classeurs des élèves candidates au métier d’assistante sociale. Nous voici au sommet de l’enquête sociale à domicile de l’entre-deux-guerres : on y retrouve le regard expert des dessous de lit appris au sein des écoles des surintendantes, le soin apporté à la composition du généreux dossier qui permettra au juge d’attraper le gamin « en danger ». En contrepoint, une cartographie des services publics ou privés dans la région parisienne, de Maison-Blanche à La Chapelle, de Drancy à Châtillon, accompagnés par les institutions de placement d’enfants du Bon Pasteur de Charenton, le palais de la Femme dans le XIe arrondissement, la fondation Vallée à Gentilly, l’institut départemental d’Asnières.

Les visages de l’État social, de Lola Zappi : familles irrégulières

Un vieil immeuble dans la ruelle des Gobelins, actuelle rue Berbier-du-Mets, dans le XIIIe arrondissement de Paris (1921) © Gallica/BnF

Certes, l’histoire de l’enquête sociale à domicile n’est pas nouvelle. Ce terrain a été labouré par nombre d’auteurs, Roger-Henri Guerrand et Antoine Savoye pour la fin du XIXe siècle, Mathias Gardet et Yvonne Knibiehler pour le milieu du XXe siècle, Véronique Blanchard pour la sexualité des « mauvaise filles » ou des « mauvais garçons » des années 1950. Et pourtant, on n’en finit pas de découvrir de nouveaux fonds. Sur les 8 000 classeurs du fonds Spitzer, Lola Zappi choisit 300 dossiers rédigés entre 1930 et 1940 découlant d’une demande de « correction paternelle », d’un délit simple (souvent des vols), ou de propositions de déchéance paternelle provoquées par les maltraitances supposées subies par les enfants.

Mais avant d’en arriver là, des investigations s’imposent. Ce sera la mission de l’assistante sociale, ombre fouinant dans les flaques du privé, relevant le moindre indice d’un dérèglement qui touche la famille ouvrière pauvre, la santé, ses ressources, ses dépenses. Les dépenses ? La passion du budget et du « reste à vivre » est une vieille histoire et exige du doigté, comme le rapporte l’une d’elles : « ce point est en général délicat, les bénéficiaires ne tenant à révéler les ressources supplémentaires dont ils jouissent. […] La difficulté est de savoir discerner ce qui est vrai, ce qui est faux ». D’où le remarquable foisonnement de descriptions qui donne le ton de l’ouvrage.

Les visages de l’État social, de Lola Zappi : familles irrégulières

Berthe Bellendy, assistance sociale à Paris, reçoit le prix Anne Murray-Dike décerné par l’association des travailleuses sociales (1933) © Gallica/BnF

Car les mémoires de stage répondent aux instructions distribuées pour déplier les figures bruyantes : l’alcoolisme des pères, « l’inconduite » des mères, la faiblesse morale des autres. Les portraits se suivent et se ressemblent comme dans un moule à pâtisserie. Des traits communs sont prêtés aux familles populaires, comme la description de leurs enfants qui, par imitation, seraient encouragés sur la voie du délit. En 1937, tout est dit dans un article intitulé « Milieu familial et milieu social de l’enfant délinquant », dont le titre brille par sa certitude : « il faut constater que la majorité des délinquants mineurs ont un milieu familial défectueux. Ces conditions du milieu ont une importance très grande dans le développement – physique, mental, moral – de l’enfant ». Dans l’esprit des assistantes du SSE (Service social de l’enfance), la meilleure manière de prévenir le crime est donc de séparer l’enfant de sa famille « défectueuse ».

À Paris, entre 1920 et 1940, environ 40 000 enfants seront pris en charge par ces nouveaux services sociaux. On ne sait trop combien seront placés en famille d’accueil ou dans un centre de rééducation, combien seront concernés par un retrait de l’autorité parentale, combien résisteront ou protesteront, écriront pour s’indigner de ces incursions au domicile. Comme dans cet extrait de lettre : « j’espère que cette affaire est terminée car vraiment c’est intenable. Nous ne dormons plus, ne mangeons plus et sommes dans un état affreux. Pour qui nous fait-on passer ? Toutes ces enquêtes chez les voisins, où mon mari travaille, nous font un tort considérable. Je vous en supplie arrêtez-vous, ne nous persécutez pas plus longtemps, nous ne méritons pas cette infamie […] Vous ne savez pas à qui vous avez affaires évidemment, sachez donc que ma famille est estimable et honorable. J’ai été élevée dignement et chrétiennement […] Je vous en supplie, arrêtez tout cela, nous ne sommes pas chez des familles de romanichels, chiffonniers ou autre ». Les points de résistance sont nombreux. Les familles ouvrières se demandent de quoi il retourne. Le livre de Lola Zappi lève le voile, encore timidement, tant il manque des maillons d’archives, notamment ceux qui tracent les familles d’accueil dont on ne sait presque rien, si ce n’est quelques témoignage cinquante ans après.

Les visages de l’État social, de Lola Zappi : familles irrégulières

Une famille du « Quartier espagnol » de Saint-Denis (1930) © Gallica/BnF

Avec élan, ces nouvelles professionnelles retransmettent au tribunal le moindre bruit de sévices dans les faubourgs, scrutent les sorties de prison, répondent aux claquements du signalement pénal en enquêtant sur les écarts mineurs. Faire que ces enfants des classes populaires ne connaissent pas la pauvreté, les faire basculer d’un milieu pathogène à un milieu éducatif plus sain, planter l’État-providence dans les habitudes ouvrières, il y a là un continuum « afin que ces filles et garçons sachent lire et écrire. Qu’ils sachent travailler, coudre, souder, et qu’ils obtiennent un CAP ». En région parisienne, les familles ouvrières croiseront un jour ou l’autre une infirmière-visiteuse dans l’usine, une assistante sociale à l’école ou encore une enquêtrice d’une caisse de compensation (prédécesseur de la Caisse d’allocations familiales). Parce que la crise économique frappe dure dès 1931, que des familles ouvrières décrochent du salariat pour se retrouver aux œuvres sociales, alors, le placement d’un de leurs enfants devient une réponse.

Le placement en institution est une grande faucheuse de l’entre-deux guerres. Dans les situations de désespoir, lorsque le mari s’en va, lorsque le travail ou le logement est perdu, on écrit au commissaire de police, aux gendarmes, à l’assistante sociale, au tribunal, au maire. Dans ces lettres, les familles décrivent leur situation dans une équation insoluble. Le placement de l’enfant est la réponse immédiate des institutions, un placement familial rural ou un placement « à gages » dans l’agriculture, notamment pour les enfants de la ville de Paris. Que savons-nous de ces pensions chez des nourriciers ou à gages chez des cultivateurs ? Quelle trace avons-nous de ces lieux nourriciers si particuliers ? C’est une autre histoire !

Les visages de l’État social, de Lola Zappi : familles irrégulières

Car il nous manque le dernier maillon de la chaîne, les plis narratifs des familles, les corpuscules qui résistent à ces regards, le choc des mots en retour, les lettres envoyées qui gisent encore dans les dossiers. Parions que cela viendra très vite. Car l’enfant placé sans autre forme de procès était et reste un problème. Que dire de ce métier qui marche ainsi dans les basses eaux des relations économiques, affectives et morales, pour en extraire un jugement avant le jugement ? Le territoire est encore en friche.

C’est ainsi que le seuil de certains domiciles est sans cesse franchi, par une immixtion de l’enclos familial, au nom de l’intérêt général ou de l’intérêt de l’enfant qui ligotent l’affectif, la sphère personnelle au social. Une fois le livre refermé, on s’interroge. Les temps et les espaces de l’enquête sociale ne bougent guère, organisés autour de choses matérielles : l’assiette, le lit, le linge, l’eau, le budget, qui façonnent des visions ; autour d’affects : les gestes, les mots, les attentions qui fondent des certitudes. Mais qu’en est-il de la mémoire vivante et au présent, de la mémoire des êtres parlants et actifs, de ceux qui ont été façonnés par ces ruptures imprévisibles et catastrophiques ? Cette histoire bourbeuse d’un siècle n’a-t-elle pas des effets dans le présent ?

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