Résistance des images

Annie Le Brun a développé ces dernières années, avec une vigilance aussi sensible que déployée en raison, une critique aiguë du règne de l’image sous lequel nous vivons. Ceci tuera cela (Stock, 2021), coécrit avec Juri Armanda, proposait ainsi une analyse du statut de l’image au XXIe siècle, écrasée par des logiques quantitative, virale et distributive, devenue meilleure alliée du capital et de sa retorse stratégie de surveillance et de récompense. Annie Le Brun est revenue à plusieurs reprises, notamment dans l’entretien qu’elle a accordé à EaN, sur la « prison » invisible que ces images forment autour de nous, sur la sidération et la suspension critique qu’elles instaurent, tant par la saturation que par leur constant recours au grandiose et au spectaculaire.


Annie Le Brun, La vitesse de l’ombre. Flammarion, 128 p., 23,90 €


Cet arrière-plan est essentiel pour saisir de quelle façon La vitesse de l’ombre se présente comme une voie d’évasion, une expérience à l’exact opposé de la privation de relation esthétique à laquelle condamnent les milliards d’« images sans ombre qui n’ouvrent sur rien et se referment sur tout » de l’univers marchandisé. À l’heure où une nouvelle source d’inflation iconique se profile à partir des productions de nombreux générateurs d’images par IA, cette critique résonne peut-être encore plus fortement et ce livre, qui renverse ce régime de l’image en temps capitaliste, s’avère plus impérieux.

La vitesse de l’ombre, d'Annie Le Brun : résistance des images

Annie Le Brun © Jean-Luc Bertini

Aux images distribuées qui nous chassent et nous « ciblent », comme le marketing le confesse aisément, La vitesse de l’ombre oppose en effet des images qui filent et se dérobent à toute velléité d’appropriation, nous renvoyant à l’énigme de leur effet et arrêtant enfin le glissement incessant de notre regard sur les images-surfaces qui nous entourent. La vitesse de l’ombre, c’est celle qui va « à contre-courant du continuel flux d’images avec lequel se confond désormais l’apparition-marchandisation de presque toutes » les images, celle qui « entraîne ailleurs pour approfondir la perspective vers l’infini qui nous habite », comme l’autrice l’explique dans l’entretien qu’elle a accordé à EaN. Et la perspective est en effet un axe récurrent des réflexions déployées autour de ces images choisies pour leur « étrange liberté de mouvement », interne à chacune, pour leur tendance à déborder le cadre que pointe admirablement Annie Le Brun et qui se nourrit aussi de constellation selon laquelle elles sont assemblées.

La vitesse de l’ombre nous donne à voir des images aimées et persistantes, s’accordant selon un principe d’émergence libre, qui suit et laisse affleurer leurs circulations et associations inconscientes. Cet art du laisser advenir prélude à un art de l’élucidation, qui, tout en rappelant une attitude de réception et d’interprétation parente de celle du surréalisme, s’ancre dans une écriture dont la capacité à réveiller l’imagination devant l’image et à nous rappeler que le rapport entre ces deux fonctions – voir et imaginer – n’a aucune évidence est tout à fait singulière.

Cinq constellations organisent donc des relations entre des peintures ou des photographies, éloignées parfois de plusieurs siècles. Si les titres des sections peuvent donner une idée du principe qui émerge de leur association, et qui n’y préside pas, c’est dans le discours qui suit patiemment la trame de ces liens que se manifeste pleinement l’épaisseur de ceux-ci.

Ainsi de la première section, « Blanc sur blanc », qui donne à voir, phrase après phrase, la blancheur par sa lecture conjointe de l’ascension du cycliste sur les lignes d’une portée d’« avoir l’apprenti dans le soleil » (Marcel Duchamp) et de la traversée affolante du Jockey perdu de Magritte au milieu d’une forêt à la neige abstraite. Le mutisme des images se défait petit à petit, à mesure que le langage circonscrit la puissance de l’effet de cette blancheur sur le regardeur, et à que se placent au gré des phrases, comme des échos, d’autres images – les chutes et descentes de Duchamp, d’autres Jockeys perdus de Magritte – ou encore des vers d’Apollinaire délinéant peu à peu la puissance unique des images initiales. Épiphanie du regard pour le lecteur.

La vitesse de l’ombre, d'Annie Le Brun : résistance des images

« Autoportrait dans un miroir convexe » du Parmigianino (1524)

Mais ce regard, dont le lecteur fait une expérience renouvelée, est également au cœur de plusieurs des images regardées. « Trois barricades mystérieuses » rassemblent ainsi deux portraits photographiques, de Jarry lycéen et de Roussel enfant, et un autoportrait de Parmigianino dans le reflet d’une boule convexe, dont la virtuosité se trouve soudain déplacée en « un rêve [qui se serait] engouffré dans l’image », répondant à « ce qu’en attendaient le regard de Roussel enfant ou la “sombre largeur” des yeux de Jarry ». La fascinante constellation « Un regard sans alternative » accompagne, quant à elle, avec autant de délicatesse que de ténacité, ces intrigants regards de profil qui ne regardent rien, celui de « Bibi à Marseille » devant les paquebots (Jacques-Henri Lartigue), celui de Juliette sur une gravure accompagnant La nouvelle Justine de Sade ou encore celui du chef-d’œuvre de la Renaissance, Deux dames vénitiennes de Carpaccio, et le mystérieux hors-champ qu’on suppose à leur regard et qui a suscité bien des hypothèses. C’est en passant par d’autres images d’image absente, ou encore par des hypothèses qui ne suffisent pas, mais aussi par le regard de face cette fois, « implacable et muet » du dessin de Picasso, Environnement vaginal (1902), que l’assemblement rend soudain évidente la profondeur du désir à laquelle ces regards de rien nous reconduisent.

Les dessillements intérieurs qu’enclenchent ces associations d’images chez le lecteur tiennent, d’une part, à l’art de la mise en constellation qu’Annie Le Brun met en œuvre, en les amenant à une « émulation réciproque » où elles « se soutiennent, se renforcent, s’imposent l’une l’autre ». Elle commente admirablement elle-même, en des termes consonant avec ceux de Benjamin sur les passages, l’interstice essentiel dans lequel souffle le désir de sens, entre ces images. Comme chez Warburg, c’est la mise à distance autant que le rapprochement qui fait émerger le « désir d’un autre espace » propre à ces images. Si un trait les lie, les « revies » qui leur sont offertes dans les lieux mentaux où elles s’inscrivent ici sont permises par les distances que le langage sait maintenir.

L’autre élément qui précipite cette puissance des images en nous est la langue qui tisse ces liens. Il y a dans l’écriture d’élucidation d’Annie Le Brun, dans sa capacité d’enquête, sa progression scrupuleuse qui ne perd pas un instant son enracinement dans le magma des affects et la sensibilité de la chair, une capacité particulière à conduire le regard, et à le doter d’intensité et de densité. Mue par le courant imaginaire qui circule entre un être et ces images, c’est avec une patience tout en tension, qui rappelle parfois les lectures d’images de Daniel Arasse, que se fait la conquête sur le sens, tirée autant par le fil de l’histoire des techniques picturales que par celui d’une tradition de représentation, ou de la logique d’un œuvre.

La vitesse de l’ombre, d'Annie Le Brun : résistance des images

« La Chasse de nuit » de Paolo Uccello (1470)

Le livre permet ainsi de réaliser que la sensibilité qui s’éveille dans cette lecture ne serait pas la même face à des mots ou des images seules. Elle tient rigoureusement aux va-et-vient entre phrases et images, au regard parlé qui déroule, attentivement, le lien entre sensibilité et compréhension. Certains mots – érotisme, ténèbres, désir – qui peuvent sembler parfois trop larges ou abstraits et peinent à trouver le chemin vers un sensible vif en nous retrouvent ainsi, dans ce capitonnage serré aux images tout au long de ces pages, une puissance inédite, notamment s’agissant de la place du désir dans la critique.

Le vertige qu’éveille le commentaire de la Chasse nocturne d’Uccello et la réflexion sur l’ambiguïté des cibles qu’il fait naître en passant par Picabia mais aussi par la course haletante d’Actéon vers l’inconnu de son propre désir, en est un exemple. La chasse au renard de Toyen, qui vient leur faire écho, semble frissonner véritablement sur la page. Cette mise en circulation du désir des images culmine peut-être dans les « Paysages à clefs » et la lecture conjointe de l’Antea à la zibeline de Parmigianino et du tableau Les affinités électives de Toyen et le mystère fascinant exercé par cette bête bleue indéfinissable, tenant dans sa gueule une hermine sur un sofa lie-de-vin dont elle partage en partie le capitonnage. De ces « deux petits carnivores vivant de la même vie inquiétante », l’un réel à s’y méprendre et privé de vie, l’autre irréel mais qui « paraît animé d’une sidérante intensité de vie », des échos que ces tableaux trouvent dans L’origine du monde et dans le cache-paysage qu’en fait André Masson (Terre érotique), auquel s’associent la Source de la Loue de Courbet et quelques lignes d’Orlando évoquant la force de l’envie sauvage « de suivre les oiseaux jusqu’au bout du monde », Annie Le Brun tire les phrases les plus puissamment sensibles qui soient, sur la manière dont l’image perturbe le tableau censé la contenir, sur le désir comme « inventeur de forme » et sur la façon dont ces images aux « retombées imprévisibles » nous reconduisent « vers notre propre étrangeté ».

Il n’est pas si facile de faire vibrer, et de s’en s’affoler parfois même, le désir de et dans l’image, de rendre tangible qu’il constitue l’antithèse absolue de la sexualisation marchande d’une image plaisir, réflexe et sans imagination, de la pauvreté des chairs et des objets glacés qu’elle véhicule comme horizon. En y parvenant, La vitesse de l’ombre fait partager la capacité de résistance de certaines images mais aussi l’importance de leur transmission. C’est ensemble qu’elles offrent un point de résistance, aussi bien physique que politique, sur lequel on peut s’appuyer comme la pale de l’aviron sur l’eau, et éprouver la sensation qui s’ensuit, la rencontre avec un remous – un trouble, un tumulte d’eau – puis la projection sur un élément porteur, c’est-à-dire un monde qui retrouve consistance.


EaN a également rendu compte d’Un espace inobjectifde Radovan Ivsic et la forêt insoumise et de Ce qui n’a pas de prix

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