Silvia Baron Supervielle, une écriture nomade

Elle porte un nom illustre qu’elle partage avec son cousin Jules Supervielle, le poète franco-uruguayen mort à Paris en 1960. Silvia Baron Supervielle aussi est uruguayenne, par sa mère, mais elle naît à Buenos Aires, la ville d’en face : entre les deux, ce flot limoneux et bouillonnant du Río de la Plata, cet « or des tigres » dont parlait Borges, et qu’elle transforme, dans son premier récit, en L’or de l’incertitude (Corti, 1990).


Silvia Baron Supervielle, La langue de là-bas. Seuil, 192 p., 19 €

Martine Sagaert et André-Alain Morello (dir.), Silvia Baron Supervielle ou le voyage d’écrire. Honoré Champion, 300 p., 58 €


Incertaine quant à son lieu d’ancrage, Silvia Baron Supervielle, qui vit à Paris depuis un demi-siècle, n’en finit pas de s’interroger sur sa demeure, depuis son premier recueil poétique, Les fenêtres (1977). Partagée entre ces trois villes, Montevideo, Buenos Aires et Paris, elle décide et voit bien qu’elle est nulle part – ce qui est d’ailleurs le sens de l’utopie. Sauf devant son cahier d’écriture. Et voici que, tant d’années après avoir entrepris ce que ses exégètes Martine Sagaert et André-Alain Morello ont appelé Le voyage d’écrire, celle qui fut à la fois, et pour la meilleure part, poète, romancière et traductrice (notamment de Marguerite Yourcenar, en espagnol, et d’Alejandra Pizarnik, en français), entend nous livrer une sorte de testament littéraire qu’elle intitule La langue de là-bas (Seuil, 2023), sans préciser, a priori, la nature de cette langue et ce lieu de là-bas.

La langue de là-bas, de Silvia Baron Supervielle, écrivaine nomade

Silvia Baron Supervielle (2007) © Jean-Luc Bertini

Initialement ancrée dans la mégapole argentine, elle ne cesse de contempler ce qu’elle nomme La rive orientale (Seuil, 2001) et la ville de Raquel, sa mère, de ce pays qui naquit de « l’expédition des trente-trois Orientaux » – évoquée par Borges dans ses Fictions : Montevideo, cité mythique qui fut aussi celle de Lautre A MontEvideo.

Un nomadisme littéraire lui fait suivre le cours de la Seine, retraverser l’Atlantique et parcourir cette avenue côtière argentine – la Costanera – d’où elle contemple le rivage d’en face où était sa génitrice, cet Uruguay matriciel dont elle ne se sépare pas plus que de la photo de Raquel, qui la quitta sans la trahir et mourut alors que Silvia n’avait que deux ans. Aussi est-ce pour elle et pour ce retour aux sources qu’elle écrit. Et l’on citera ce si beau tercet de son livre de poèmes Un autre loin :

Je suis arrivée loin et je me trouve près

De ton visage ignoré changeant

Et j’ai peur de te perdre encore une fois.

Toute son œuvre tient en ce bouquet de trois fleurs : la mère, la langue et le lieu. « J’écris un seul livre », que ne l’a-t-elle répété ! Et ce livre ici, dans son ressassement, ne cesse de le dire, en accédant au sublime et à l’émotion, dans d’infinies variations que son compatriote Juan Carlos Mondragón n’hésite pas à comparer aux Variations Diabelli de Beethoven, bien qu’à nos yeux, dans la sobriété du style, la retenue, le discret panache et un magnifique équilibre des mots, on puisse les rapprocher plutôt des Variations Goldberg de Bach, de sinueuse facture où le serpent se mord la queue et la fin a le premier et dernier mot. Les mots, justement, voilà la grande découverte de celle qui parlait espagnol à Buenos Aires et qui, à l’instar d’Héctor Bianciotti, sitôt rendue à Paris, s’empare de la langue française en parfaite étrangeté : « En France, j’ai découvert que j’étais capable d’écrire dans une langue étrangère, puisque j’étais étrangère moi-même. »

La langue de là-bas, de Silvia Baron Supervielle, écrivaine nomade

À Paris (2012) © Jean-Luc Bertini

Formulation paradoxale, mais qui s’en étonnerait de la part d’une admiratrice, et aussi traductrice, de Borges, grand maître ès paradoxes ? Et ce français qu’elle pratique à merveille, pourquoi le qualifie-t-elle de « langue de là-bas », le renvoyant ainsi à ce rivage lointain où ses ancêtres, béarnais et basques, avaient atterri en franchissant ce que les Sud-Américains appellent El Charco – la mare –, autrement dit l’océan Atlantique ? Citons l’un des plus beaux moments de ce récit, qui, à la façon d’une mandorle, le contient tout entier, tout frémissant de vie en sacrement lumineux : « De la fenêtre de mon appartement, je rejoins Buenos Aires et Montevideo à une vitesse étonnante. La Seine qui m’y mène maintient le rythme de ses ondes sombres. Je crois que je ne peux pas quitter cette île parce que ses eaux me reconduisent à celles de là-bas. Il se peut que j’en sois partie afin de m’en souvenir. Il m’a été nécessaire de franchir la mer, de m’asseoir à une table, de tourner la tête vers la fenêtre et de me laisser enlever par mes premiers rivages. Mais je n’ai pas besoin de les voir pour que mes yeux entament le voyage de retour. Du véritable retour. »

Il fut un temps où l’Uruguay parlait français pour ses deux tiers, pays des grands Jules, Laforgue et Supervielle, et Silvia, qui juge que « la culture française était un moyen d’apprendre à être différent », possédait déjà cet idiome importé d’Europe au bout de la langue. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer : « Je ne connais pas au juste la mienne ». Et c’est que dans ce pays d’immigration, tous, écrit-elle « ont une seconde langue » qui communique « la nostalgie d’une autre partie du monde, d’une géographie et d’une langue abandonnées ».

Nostalgie, ce mot clé qui définit si bien la República Oriental del Uruguay, elle lui consacre tout un chapitre, analysant cette souffrance physique et morale du désir de retour, et l’illustrant par le chant du tango – qui est autant d’Uruguay que d’Argentine –, propre aux « émigrants qui passent leur vie loin de chez eux » :

Nostalgie des choses qui ne sont plus,

sable que la vie a emporté,

tristesse des quartiers qui ont changé

et amertume du rêve disparu.

La langue de là-bas, de Silvia Baron Supervielle, écrivaine nomade

À Montevideo (2022) © CC BY-SA 2.0/Jimmy Baikovicius/Flickr

Elle cite là les vers d’Homero Manzi, mais n’oublie pas l’illustre Charles Gardes, ce Toulousain que l’histoire a immortalisé sous le nom de Carlos Gardel, maître du « tango sévère et triste… tango d’amour et de mort », dixit Borges dont Silvia Baron Supervielle traduisit les quatre conférences réunies sous le titre de Tango (Gallimard, 2018).

Que reste-t-il alors de l’espagnol sous cette plume française ? Elle nous l’explique dans l’une des phrases les plus émouvantes – pathétiques ? – de ce livre : « Plus que ma langue, l’espagnol est la langue de Raquel et pourtant je n’ai jamais entendu sa voix. J’ai toujours vécu dans un rêve qui me tire vers l’ailleurs et j’aspire à être une étrangère à part entière après ma mort. »

C’est aussi pourquoi cet ouvrage est en quelque sorte testamentaire. Bien que Silvia Baron Supervielle ait encore beaucoup à nous dire, dût-elle, pour notre bonheur, se répéter une fois encore et « tenter de traduire le désir ». Dans sa réflexion sur la nature de cette langue qu’elle entend parler et dans laquelle elle écrit, on retiendra de fulgurantes intuitions. « Je reste au bord des langues », énonce-t-elle en formulant, peut-être, l’essence de son style tout de retenue, de prudence, fait d’heureuse incertitude et si riche de projections. « En vérité, dit-elle encore, un écrivain n’a pas de langue », ce qui prend sous sa plume un accent proustien, le scribe se forgeant un langage comme le violoniste fait jaillir des cordes une improvisation. Et elle livre une explication des plus éclairantes sur ce qui fait le style de tout écrivain venu d’ailleurs – encore que l’ailleurs soit, de fait, le terreau de l’écriture la plus authentique : « Parce que je suis venue de loin sur la mer, la langue française m’offre la possibilité de créer des espaces sur les blancs. Je découvre des écarts entre les mots et moi. Avec une langue moins familière que la sienne, un écrivain a l’impression sinon de se connaître, du moins de se transformer. »

Peut-être livrera-t-on un jour cette magnifique intuition d’une écriture « autre » comme sujet de composition française aux candidats au baccalauréat, sans que ceux-ci clouent son auteure au pilori comme naguère une autre Silvia (Sylvie Germain). Toute l’œuvre de Baron Supervielle brille des mille feux d’une belle intelligence et de l’insolite perception d’une étrangeté qui n’est, en définitive, que la marque d’un style singulier dont on retiendra, pour finir, la superbe métaphore conclusive : « un souffle sans attaches qui est le miroir du monde ».


EaN a rendu compte de Le regard inconnuUn autre loin et Chant d’amour et de séparation.

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