Qu’est-ce que les déchets disent d’une société, ou plutôt d’une ville-monde, Bombay, qui donne son titre au roman de Marie Saglio ? Son envers ou son centre ? La petite histoire ou la grande ? Le destin des choses ou celui des êtres, en décalque ?
Marie Saglio, Bombay. Serge Safran, 416 p., 21,90 €
C’est que le mot français « déchet », étymologiquement, relie la quantité perdue d’un produit à la déchéance d’un individu. Il est, comme le rappelle le philosophe François Dagognet (Des détritus, des déchets, de l’abject. Une philosophie écologique, Les Empêcheurs de tourner en rond, 1998), l’excédentaire dont il s’agit d’éliminer le surplus. Infime (papier gras ou carcasse sanglante de chien errant), ou au contraire monstrueux à la mesure des déjections du ventre insatiable de la mégalopole, le déchet offre l’opportunité de se décliner à plusieurs échelles.
Il est d’abord souillure sociale qui atteint ceux qui vivent dans les immondices et corruption de ceux qui en tirent profit de l’extérieur, abjection de l’épuration politique. Il est ensuite, dans l’intime, scories des secrets de famille, traces des désirs refoulés et des traumas, vestiges abandonnés ou chéris – fantômes. Ces déclinaisons, nouées serrées, circonscrivent ce qui résiste à leur amoncellement sans fin, des inégalités structurelles de naissance, de caste et de rang social jusqu’aux crabes qui ressurgissent à chaque grande pluie – tous ces restes composant la toile d’araignée géante qui relie de multiples figures et lieux de la Bombay contemporaine, ses quartiers coloniaux, ses gratte-ciels et son abattoir, la vieille dame gourou aveugle, le jeune Indien transnational, le Vigilant, le Kannada de Gandapur, l’immense aire de la décharge. Enfin, parce que le déchet est porteur d’économies symboliques et tangibles enchevêtrées, il laisse ouverte la porte à deux possibilités majeures, l’élimination ou le recyclage, c’est-à-dire la grande roue de la renaissance. Il est en cela porteur d’une poiétique propre, mais également d’une puissance politique agissant par rebonds, questionnant ce qui parait le mieux établi ou le plus clinquant en apparence.
Qui donc est en définitive le plus « souillé », le plus ontologiquement impur, dans cette société si complexe et globalisée ? La réponse est plurielle, mais elle porte toujours sur les multiples violences sociales faites aux êtres par l’exclusion, la compromission, les idéologies nationalistes et racistes, le mépris, le viol, le capitalisme débridé. Cette inversion possible est portée au fur et à mesure du déploiement narratif par une perspective postcoloniale : la décharge, ce monde doublement périphérique, devient le bouillant intestin de la Cité ; les subalternes et autres parias sociaux, les figures centrales ; la possibilité de transgression des positions sociales assignées, pour certains seulement mais quand même, le sujet du roman – un espoir, finalement.
La métaphore filée du rebut, en creux de sa fonction première, agit tout au long du roman. En creux apparait Shiv, indian-brit déculturé de retour au pays, en proie au doute et à sa désapprenance. Il est porteur d’une particularité physique à la main droite dont le pendant se trouve chez son double négatif, Mukut, Vigilant issu du même village (« six doigts de son pied, quatre de ta main ») – tous deux constituant la paire marquée de plusieurs centaines d’années de solitude et de consanguinité de caste.
Shiv prend consistance peu à peu, au gré de ses confrontations avec une multiplicité de personnages, à la présence ou l’absence agissante. Des figures féminines fortes : la lumineuse figure-pivot de celle qui guide, Shantji (« Paix »), impuissante au soir de sa vie, Manju et son terrible trauma, que Shiv apprend incidemment de gens de la décharge, Laleh qui a arrêté de se battre, Serafina l’innocente et son panthéon syncrétique. Des figures masculines plus énigmatiques, telles celles du Kannada et surtout de Hari, le spécialiste des déchets en plastique et l’ami d’enfance, séparé par la position sociale. Et puis tous « les ennoyés, les déplacés, les affectés, les exilés – devenus des déchargés », les slum dwellers et « hommes de suie » de Gandapur.
« C’est une histoire de migration. Tu es un local ou tu es un migrant », dit Shiv à son ami Lénine, parsi marxiste et gay. En arrière-plan, omniprésents et maléfiques, les « Don » mafieux, les fonctionnaires véreux – dont les descriptions rappellent l’ironique Les après-midis d’un fonctionnaire très déjanté d’Upamanyu Chatterjee ; les fanatiques Vigilants anti-musulmans, anti tout ce qui n’est pas hindou. Et, corps central, l’implacable « déesse en colère » de l’immense cité aux multiples langues – dont le bombaiya. Un Bombay « tout-monde » à la Glissant apparait, indescriptible, reliant en permanence gestes, mots, nourritures, statuts, rites, horreurs et odeurs, violence et douceur qui évoque le Seigneur de Bombay de Vikram Chandra ou Bombay Maximum City de Sukhetu Mehta.
D’autres références affleurent : Aucun dieu en vue d’Altaf Tyrewala, Fleur de nuit de Shani Mooto pour la terrible histoire des immigrés indiens dans les Caraïbes, Les sombres feux du passé de Chang Rae Lee sur la puissance du trauma.
Et le grand feu de la décharge, au sol gorgé de méthane et de dioxine, dévore tout, les vies terrifiées, les passés – et laisse les hontes et les destins.
Faire vivre ces mondes, dans ce roman-fable, à travers une écriture servie par une évidente qualité littéraire et dans leurs emboitements ultimes, ne permet pas d’esquiver une interrogation sur la position de l’auteure – peut-on se mettre à la place de l’autre et jusqu’à quel point pour des lectrices et lecteurs qui, en majorité, ne connaissent l’Inde que par la littérature ou le cinéma, plus fascinés par le Bombay du Raj que par ses immenses dépotoirs ? C’est là que l’anthropologie, métier premier de Marie Saglio, et plus encore de longues recherches sur les mega-slums, inspirent l’écriture fictionnelle et parfois la débordent, c’est-à-dire l’emplissent d’un savoir impossible à trouver dans des récits un peu rapides, nourris de sources de seconde main.
L’expérience de l’anthropologue, celle ou celui qui revient souvent, c’est d’être accueilli dans un monde qui n’est pas le sien originellement, d’y trouver une place étrange, intermédiaire, d’adopté. C’est d’être affecté. On ne sort jamais indemne de l’expérience d’une altérité devenant familière à travers d’innombrables apprentissages. Et l’on y apprend aussi, comme le rapportent magnifiquement les remerciements de la postface, tout ce qui reste au sens le plus intime, tout ce qui oblige envers celles et ceux qui ont eu ce geste en lui-même inouï, véritablement sans égal, de laisser entrer l’étranger qui vient. De telles dettes sont incommensurables, longtemps elles furent indicibles – elles appellent au passage vers une autre graphie. C’est, en plus de tout le reste, en quoi ce roman est saisissant.