Un savant indiscipliné

Traditionnellement, les sciences humaines et sociales se questionnent beaucoup sur leurs découpages et la porosité de leurs champs d’investigation. André Leroi-Gourhan (1911-1986) est, en France, la figure historique du dépassement de ces frontières. Atypique, voire unique par son profil de savant « in-discipliné », il est passé de l’ethnologie à la préhistoire, du musée à l’archéologie de terrain, des Aïnous du Japon au site magdalénien de Pincevent (Seine-et-Marne) en passant par Arcy-sur-Cure (Yonne). Quelques années après la monumentale biographie publiée par Philippe Soulier (CNRS, 2018), le livre de Nathan Schlanger s’attache à l’histoire de la constitution progressive d’une notion et d’un savoir, la technologie, qu’André Leroi-Gourhan définissait comme l’étude de l’homme « inscrit dans son activité matériellement créatrice » et dont il décrivait ainsi l’objectif dans une note de cours de 1950 : « La technologie conduit vers la même compréhension de l’homme que la sociologie, mais par d’autres voies. Ce sont exactement les itinéraires des deux versants opposés de la même montagne ».


Nathan Schlanger, L’invention de la technologie. Une histoire intellectuelle avec André Leroi-Gourhan. PUF, 432 p., 26 €


À l’étranger surtout, Leroi-Gourhan est essentiellement connu comme un spécialiste de l’art pariétal paléolithique et comme le précurseur de méthodes de fouilles des sols d’habitats préhistoriques, c’est-à-dire à la fois comme un théoricien et un praticien. L’un des objectifs, pleinement atteint, du livre de Nathan Schlanger est de sortir de cette vision segmentée de l’homme et de l’œuvre. Le parti pris original de cet ouvrage très dense est de suivre le chercheur dans son parcours à travers la construction de son savoir, sans en escamoter les tâtonnements voire les contradictions.

Nathan Schlanger, L’invention de la technologie. Une histoire intellectuelle avec André Leroi-Gourhan

Au-delà de l’hommage et de l’empathie compréhensible pour son sujet, Nathan Schlanger ne dissimule rien des « écarts, digressions et contresens » de son parcours scientifique. Celui-ci est un « mélange quelque peu kaléidoscopique d’horizons, de cadres d’analyse et de cadres de référence », qui peut donner parfois l’impression d’un « brassage » désordonné de notions en apparence « incompatibles ou même contradictoires ». Pour faire le tri dans cette profusion, l’auteur s’est attelé à mettre en contexte non seulement les publications mais aussi les différents concepts utilisés par André Leroi-Gourhan au fil de sa carrière (chaîne opératoire, tendance et fait, milieu, comportement), patiemment replacés dans leur généalogie et dans la situation intellectuelle de l’époque où le savant les a mobilisés.

L’enquête se concentre sur une période charnière, qui voit passer Leroi-Gourhan de l’ethnologie à l’archéologie préhistorique, entre 1945 et le milieu des années 1960. Ce qui se produit alors n’est pas un simple changement de discipline, c’est une mutation intellectuelle profonde qui connaît son « annus mirabilis » en 1950. Très précisément, le « moment eurêka » se produit dans l’après-midi du jeudi 2 novembre 1950, à l’occasion d’une communication à la semaine internationale de synthèse organisée par Henri Berr sur la mentalité préhistorique. À l’occasion de cette conférence, publiée deux ans plus tard dans le numéro 30 de la Revue de synthèse (sous le titre « Homo faber… Homo sapiens »), Leroi-Gourhan prend ses distances avec son inspiration bergsonienne concernant l’Homo faber, présenté dans L’évolution créatrice (1907) comme une entité biologique distincte de l’Homo sapiens.

Alors qu’il avait dans un premier temps, notamment dans la première édition de L’homme et la matière (1943), adhéré à cette dichotomie tranchée entre les deux homines, Leroi-Gourhan commence dans cette conférence à chercher la continuité entre faber et sapiens, au prix d’un véritable « revirement » qui fait même s’interroger l’auteur sur son amnésie ou sa mauvaise foi. Se serait-il trompé sur l’Homo faber ? Difficile de l’affirmer ainsi rétrospectivement, mais la façon de prendre au sérieux cette apparente erreur initiale illustre la pertinence de la méthode de Nathan Schlanger, qui nous permet de comprendre comment Leroi-Gourhan est parvenu à s’en affranchir en repensant sa technologie.

Nathan Schlanger, L’invention de la technologie. Une histoire intellectuelle avec André Leroi-Gourhan

André Leroi-Gourhan (deuxième en partant de la droite) à l’extérieur de la grotte d’Altxerri, dans le Pays basque espagnol (1966) © CC4.0/Jesus Elosegi Irazusta/WikiCommons

Une foule de personnages (intellectuels, universitaires, scientifiques et administrateurs) traverse le livre. Avouons que, par moments, on s’y perd un peu, même si chaque évocation a sa raison d’être dans la compréhension d’un parcours tout sauf linéaire. Tout exceptionnelle qu’elle soit, la figure savante d’André Leroi-Gourhan ne peut se comprendre sans la multiplicité des rencontres et des échanges qui ont irrigué cette pensée singulière. Preuve, s’il en était besoin, du caractère nécessairement collectif de la recherche et même de tout travail intellectuel. Nathan Schlanger s’attache donc à inventorier de façon extrêmement précise l’ensemble des influences de Leroi-Gourhan, pas toutes explicitement admises par l’intéressé.

C’est un travail de fourmi, que l’auteur décrit lui-même comme la « traque du braconnier », ou une « fouille archéologique » qui présente bien des analogies avec l’œuvre de son personnage. Même s’il rechignait à s’inscrire dans une quelconque lignée ou courant de pensée, réfutant toute appartenance à une école intellectuelle, Leroi-Gourhan s’est nourri manifestement des héritages de Marcel Mauss (1), dont il suivit les cours, de Paul Rivet pour le versant muséal, du philosophe et historien Henri Berr, mais aussi du dialogue avec des chercheurs moins connus, tels Édouard Leroy et Jean Przyluski. L’importance d’Henri Bergson et de Pierre Teilhard de Chardin est également soulignée, du point de vue philosophique et religieux qui innerve l’œuvre savante.

Il a donc fallu à Nathan Schlanger mener une enquête digne d’un détective, se fondant sur des archives peu exploitées jusqu’alors, comme les notes de cours rédigées par Leroi-Gourhan pour son enseignement d’ethnologie à l’université de Lyon, sa correspondance (2), les brouillons de ses conférences ou encore la simple comparaison des publications, qui restitue toute leur portée scientifique à certaines modifications de détail. Ainsi de la sentence affirmant que sur la préhistoire « on n’a rien : des silex taillés », présente dans l’édition de 1943 de L’homme et la matière, est-elle éliminée des suivantes. Car entre-temps, la taille du silex avait pris un poids considérable dans le travail d’André Leroi-Gourhan, peu à peu convaincu de la valeur documentaire de ces outils de pierre pour envisager la chaîne opératoire, l’un des « mots clés » de l’œuvre. Ils n’étaient « rien » et sont devenus l’un des piliers théoriques de son édifice scientifique.

Nathan Schlanger, L’invention de la technologie. Une histoire intellectuelle avec André Leroi-Gourhan

Douze lamelles à dos provenant du lieu dit « Pincevent » (Seine-et-Marne) datant du Magdalénien récent et découvertes lors de fouilles dirigées par André Leroi-Gourhan © CC4.0/M.B./WikiCommons

Les silex font l’objet, à partir de 1950, d’une « nouvelle intelligibilité » et lui permettent de renouveler sa pensée technologique, en associant l’idée de progrès technique à celle d’économie des matières premières : le tailleur de silex obtient des longueurs de tranchant toujours plus importantes avec la même quantité de matière. Il envisage dès lors une continuité entre les acteurs et les produits techniques sur la longue durée, « un récit cumulatif continu de l’outil en silex au poste de télévision puis à la machine à calculer ». Sa perspective devient de plus en plus préhistorienne, jusqu’au sommet de l’élection à la chaire « Préhistoire » du Collège de France en 1969.

À l’issue de cette passionnante exploration, restent ouvertes de nombreuses pistes juste défrichées. Certaines questions très actuelles sont en germination dans l’œuvre, comme cette crainte du dépassement de l’homme par la machine (« nos techniques nous dépassent peu à peu et risquent de nous engloutir »), déjà acté pour les activités de production et que le préhistorien envisageait également possible sur le plan cérébral : il ne parle pas, en 1965, d’intelligence artificielle, mais de « surpassement de la boîte crânienne ». Le récit minutieux de Nathan Schlanger nous donne accès à la fois aux pratiques matérielles du chercheur Leroi-Gourhan, aux ficelles de sa méthode documentaire fondée sur la production et l’usage de fiches, et à la portée universelle de ce travail quotidien.

La force de la pensée conceptuelle d’André Leroi-Gourhan sur l’homme et son évolution n’est pas indépendante de son travail opiniâtre, en laboratoire, dans les réserves des musées ou sur un chantier de fouilles. L’ouvrage est bâti sur ce rapport d’échelles et cette circulation entre différents niveaux de pratique et d’abstraction. C’est une façon très efficace de faire l’histoire des sciences humaines et sociales, ici l’histoire de la construction progressive d’une notion, la technologie, qui fait partie de ces mots aux sens multiples, souvent trop superficiellement définis et trop vite mobilisés, sans qu’on prenne en compte toute leur portée.


  1. Dont Nathan Schlanger a édité les textes consacrés aux techniques, en les éclairant d’une remarquable introduction critique : Marcel Mauss, Techniques, technologie et civilisation, PUF, 2012.
  2. À cet égard les lettres à Jean Buhot, spécialiste d’art japonais, fournissent de nombreux éléments sur les cogitations et les doutes du jeune Leroi-Gourhan, en mission chez les Aïnous du Japon pour le musée de l’Homme en 1938-1939.

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