L’art du soap

Il y a des livres qui tombent bien. C’est grâce à leur auteur ou à leur autrice, bien sûr, mais c’est aussi par un certain enchaînement de beaucoup d’autres choses. Ainsi, il n’y avait pas de livre consacré aux soap operas en français. Ce genre de format, qui se décline de plus en plus à la télévision française à la suite du succès durable et massif de Plus belle la vie, connaît pourtant un essor important. Du savon et des larmes tombe bien.


Delphine Chedaleux, Du savon et des larmes. Le soap opera, une subculture féminine. Amsterdam, coll. « Les prairies ordinaires », 250 p., 18 €


Pour une part, le livre s’installe dans une sorte de mode. Les éditions Amsterdam, la « subculture » du titre, tout cela montre un ancrage dans les fameuses cultural studies. On en retrouve le lexique, les références classiques ou non, un certain positionnement de la réflexion. Le choix même du sujet est significatif de ce genre de point de vue qu’on trouve essentiellement dans ces études-là. Dans cette perspective, Delphine Chedaleux exemplifie ce que cette approche a de plus fécond lorsqu’elle parvient à concilier toutes ses ambitions autour d’un sujet effectivement minoré et invisibilisé sur le long terme.

Du savon et des larmes, de Delphine Chedaleux : l'art du soap

Le Southfork Ranch, à Parker (Texas), résidence de la famille Ewing dans la série « Dallas » (2016) © CC BY-SA 2.0/Ted Eytan/Flickr

L’histoire du soap permet de rappeler sa triple généalogie. Enfant des romances en feuilleton, de la publicité, de la radio et de la télé, c’est dès l’origine un produit presque archétypal de l’industrie culturelle telle que l’idéalisaient Adorno et Horkheimer. Le mépris qui l’entoure comme forme artistique et culturelle, transparent jusque dans son nom, est lié à sa dimension mercantile : il s’agit de vendre bien des choses aux femmes que le soap cible comme public de prédilection (l’ancienne « ménagère de moins de cinquante ans »).

L’un des intérêts majeurs du travail de Delphine Chedaleux réside dans sa capacité à présenter la fabrique des soaps comme production collective entre les productrices et les téléspectatrices, pour faire émerger un espace culturel d’autant plus remarquable qu’on ne l’évoque presque jamais sérieusement. Les pages les plus captivantes sont peut-être moins celles retraçant l’histoire du genre, depuis Irna Phillips, que celles qui s’attachent à montrer l’insertion des personnages, des intrigues, des rebondissements, dans le quotidien vécu des familles. La complexité au très long cours (72 ans de diffusion, dont 15 à la radio, pour le plus long soap, Haine et passion) du format implique en effet une virtuosité de la réception littéralement sans pareille, impliquant une transmission générationnelle du soap familial dont les femmes ont la responsabilité. En France, on a étudié l’importance de Plus belle la vie (France 3, 2004-2022) dans les liens familiaux à distance : l’enfant parti du foyer pour ses études regarde les épisodes comme matériau de discussion, comme lien à distance avec sa famille.

Du savon et des larmes, de Delphine Chedaleux : l'art du soap

Un cinéma inspirée par « Plus belle la vie » dans le quartier du Panier, à Marseille (2011) © CC3.0/Benh LIEU SONG/WikiCommons

Cette virtuosité de la réception implique une exigence active des téléspectatrices vis-à-vis du soap, qui explique que le conservatisme récurrent de ces séries (Dallas et la célébration cynique de l’argent, l’éternel standard du mariage hétérosexuel blanc) soit mâtiné constamment d’ouvertures pionnières vers les minorités et une complexité nuancée des rapports sociaux, que le format feuilleton masque souvent derrière une gestion outrancière de l’intrigue, du jeu et du montage. Sue Ellen, interprétée par Linda Gray dans Dallas (CBS, 1978-1991), est ainsi un personnage de femmes cynique, brutale, alcoolique, mais qui suscite un attachement profond des fans de la série en raison de sa capacité à incarner une féminité opprimée mais forte. Ce paradoxe, récurrent dans les soaps, peut être comparé à l’apparition précoce de couples homosexuels, de mariages mixtes dans de nombreux soaps, souvent aux prix d’acrobaties scénaristiques qu’on déconseillerait de reproduire chez soi – un cerveau transplanté dans le crâne d’un donneur de l’autre sexe permet de transformer un amour hétérosexuel en couple homosexuel montré à l’écran.

Au-delà de la culture interne au soap opera, dont le livre permet de saisir l’importance massive, Delphine Chedaleux interroge l’extension des pratiques culturelles issues du soap et aujourd’hui entièrement banalisées mais aussi virilisées. La virtuosité évoquée précédemment, méprisée dans le cas des soap operas, perçus comme des formes féminines et mineures, se retrouve valorisées lorsqu’elle est appliquée selon des codes masculins face à des séries comme Game of Thrones ou Breaking Bad. L’essor des séries télévisées et leur légitimité sociale vieille d’à peine vingt ans ont été le fruit de l’expérimentation technique et artistique permise par des décennies de soap, dont de nombreuses dimensions ont été transplantées dans les productions de HBO, Canal + ou Netflix. Le déni d’antériorité dont sont victimes les soap operas n’est ici que le reflet de celui subi par les femmes, qu’elles soient productrices, téléspectatrices, actrices ou réalisatrices. Pour autant, c’est notamment grâce à elles et à lui – le soap opera – que peuvent triompher Le Bureau des légendes, The Sopranos, Peaky Blinders, Chernobyl ou En thérapie. Que cela soit encore dérangeant montre toute la nécessité historique et politique de Du savon et des larmes.

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