Après son Roman géométrique de terroir, écrit à vingt-deux ans, Gert Jonke (1946-2009) qui fut également dramaturge et poète publia une œuvre abondante et trop peu connue en France. C’est donc une heureuse initiative des éditions Les Monts Métallifères que de diffuser son premier roman, qui résiste bien au temps, dans une traduction française très réussie.
Gert Jonke, Roman géométrique de terroir. Trad. de l’allemand (Autriche) par Uta Müller et Denis Denjean. Les Monts Métallifères, 168 p., 20 €
Roman géométrique de terroir fut publié pour la première fois en Autriche en 1969, alors que Thomas Bernhard commençait à se faire connaître, et qu’une nouvelle avant-garde artistique proche du mouvement Fluxus (l’actionnisme viennois) marchait dans les traces des dadaïstes pour réveiller le monde des arts et émanciper les esprits mal remis de la dictature nazie. Ce premier ouvrage de Gerd Jonke fut un grand succès, plusieurs fois réédité en allemand, mais la première traduction française a beaucoup tardé. Ce texte aurait pourtant pu trouver sa juste place dans notre pays, d’autant que la France faisait à l’époque figure de phare dans la littérature européenne : le Nouveau Roman venait de remettre en cause le contenu narratif du roman, l’Oulipo lui fixait de nouvelles règles, tandis que Beckett et Ionesco tiraient la littérature vers l’absurde et que la langue elle-même enfin, déjà passée au crible du calligramme et de la poésie concrète, allait bientôt trouver en Valère Novarina un nouveau magicien.
Plutôt que des chapitres, on peut voir dans ce roman une succession de séquences, toutes intitulées « La place du village », numérotées de 1 à 9, et séparées par des textes plus ou moins longs affublés chacun d’un titre spécifique : « Intermède », « Le pont » , « La maison du forgeron », etc. (ils peuvent même se réduire à un poème, ou à une courte chanson populaire). La première des neuf séquences commence par décrire la place du village, très « géométriquement » comme il se doit, et toutes les suivantes s’ouvrent à l’identique, sur la même remarque que cette place est vide, et sur la même question de savoir s’il est possible de la traverser. Les phrases se répètent d’une séquence à l’autre, obsédantes, avec des variantes plus ou moins importantes, des informations supplémentaires sur les lieux, les maisons, les habitants, que l’auteur distille au compte-gouttes et auxquelles peut s’ajouter un croquis ou une figure, numérotée comme dans un manuel scolaire.
L’histoire proprement dite se résume à peu de chose : le narrateur et son compagnon (ou sa compagne) observent la place du village et se demandent s’ils vont ou non prendre le risque de la traverser. Qu’est-ce qui les en empêche ? On l’ignore, car on ne sait rien d’eux sinon qu’ils restent cachés, redoutent d’être surpris par les habitants, et l’unique ressort de cette pseudo-action est de savoir s’ils vont se décider à traverser, et à quel moment. Dès le début, la situation est minutieusement décrite, banale, absurde, vaguement inquiétante :
« et ainsi nous avons observé que les gens assis sur les bancs ne pouvaient pas nous voir, parce que nous n’avons pas traversé la place du village,
oui, nous avons vu
que les autres ne nous voyaient pas. »
Si l’intrigue principale est pauvre, l’attention se porte moins sur ce que les personnages font que sur ce qu’ils voient et décrivent depuis leur cachette, sur le village qui, selon l’heure, se peuple et s’anime sous leurs yeux, et sur ses habitants au comportement surprenant. Les textes intercalés entre les neuf séquences ont naturellement tous un rapport avec le village et avec ce qui s’y passe : dans le texte « Intermède », par exemple, un artiste de rue (qu’on pourrait croire tout droit sorti d’un récit de Kafka) donne sur la place un spectacle qui s’achève en drame, sous les applaudissements de la foule. L’événement décisif toutefois, encore plus insolite que les autres, ne se produit qu’à la fin, quand le village subit une véritable attaque d’oiseaux à la Hitchcock contre laquelle les habitants se défendent en inondant les murs, augmentant ainsi les dégâts que les étranges volatiles, véritables harpies, ont causés à leurs maisons (« sans aucune retenue ils trouent le mur avec frénésie, comme si c’était la chair d’une proie conquise de haute lutte »). Le récit verse dans un fantastique délirant, et c’est alors que la voie se libère et que la traversée de la place devient possible.
Le caractère à la fois loufoque, satirique et profondément critique du roman se révèle surtout à travers les règles et les lois auxquelles les habitants sont tenus de se soumettre : quantité de préceptes absurdes sont ainsi édictés méthodiquement, dont l’inanité même prête à rire autant qu’elle ferait frémir si l’on devait les prendre au pied de la lettre : « Pour des raisons de sécurité, il est dorénavant interdit de marcher sous les arbres, en forêt ou le long des allées, afin de protéger la population contre les hommes noirs qui se dissimulent dans l’ombre des arbres et peuvent parfois se confondre avec l’obscurité dans les allées. » (« La nouvelle loi ») Ailleurs, un pont est surveillé par deux gardiens aux pouvoirs aussi ridicules qu’exorbitants (Kafka n’est encore une fois pas loin, malgré la différence de ton), ce qui conduit à cette conclusion cynique : « Il existe même des gens qui souvent prétendent qu’on a instauré une bureaucratie aussi pointilleuse uniquement pour donner aux fonctionnaires la possibilité d’apprendre à mieux connaître le peuple, de s’occuper davantage du peuple et de donner en retour au peuple la possibilité d’apprendre à connaître les fonctionnaires et de s’occuper d’eux en connaissance de cause : Une mesure PUREMENT PÉDAGOGIQUE pour une meilleure COMPRÉHENSION entre les uns et les autres. »
L’aspect grotesque et inquiétant de ces lois et règlements trouve son paroxysme dans le texte « La nouvelle loi », déjà cité, qui énumère obligations, interdictions et formulaires à remplir pour avoir le droit de se promener en forêt. Qui eût cru alors que cette fable cesserait d’en être une quelques dizaines d’années plus tard, au plus fort de l’épidémie de covid ? Et ce n’est peut-être pas un hasard si ces documents, tous plus farfelus les uns que les autres, sont placardés sur les portes à coups de marteau comme le furent jadis les quatre-vingt-quinze thèses de Luther sur le portail de l’église de Wittemberg.
En mettant les rieurs de son côté, Gert Jonke multiplie les piques contre la société autrichienne des années 1960, son modèle patriarcal et autoritaire, et lui envoie sous couvert de moqueries des accusations dignes d’un réquisitoire à la Thomas Bernhard. Son roman peut à bon droit revendiquer une telle parenté et s’inscrire dans une tradition qui allie l’ironie mordante à la satire sociale, d’autant plus vivace que le pays a été souvent et profondément malmené par l’Histoire, et ses habitants assujettis à l’une ou l’autre autorité. Si l’annexion au IIIe Reich et l’embrigadement de la population a eu des conséquences durables, la plupart des critiques ont porté sur le comportement des citadins, et l’originalité de ce roman « de terroir » est précisément de les laisser de côté. Mais c’est pour constater qu’en fin de compte les effets de l’autoritarisme sont partout identiques, dans les villages comme dans les villes.
Par-delà son aspect social, le roman de Gert Jonke n’en demeure pas moins un « roman expérimental », ne serait-ce que par sa forme qui associe divers procédés d’écriture et de typographie, mêle au corpus du texte des blancs ou des dessins, etc. Cette forme avant-gardiste entrerait-elle alors en contradiction avec le titre qui, loin d’innover, se réfère expressément au genre ancien du « roman de terroir », ce Heimatroman proche parent du roman régional ou paysan, né au XIXe siècle et tout aussi présent dans la littérature germanique que dans la tradition française ? Si incohérence il y a, elle est évidemment voulue : le choix du titre n’est qu’une plaisanterie de l’auteur qui revendique ouvertement l’aspect parodique de son roman – ne serait-ce déjà que par l’ajout de l’adjectif « géométrique ». Car ce pastiche d’une forme populaire permet de relier aisément le jeune Gert Jonke aux autres écrivains et artistes contemporains, à tous ceux qui mélangent, caricaturent, « déconstruisent », empruntent et détournent des formes anciennes, et donc à tout ce qu’on appelle parfois, faute de mieux peut-être, le courant « postmoderne ».
L’intérêt de rééditer un tel ouvrage, a fortiori de le traduire, semble évident : la littérature, comme tous les arts, se doit d’innover et de suivre son temps, même s’il arrive que le public interloqué crie au scandale. Aujourd’hui devant les œuvres de Jeff Koons comme hier devant les ready-made de Marcel Duchamp. Et que dire, pour rester dans l’Autriche de Gert Jonke, des manifestations de l’actionnisme ou du théâtre de Thomas Bernhard ? La critique sociale va très souvent de pair avec la mise en œuvre de nouvelles formes artistiques, elle accepte ou recherche l’indignation du spectateur, comme a pu le faire aussi un autre écrivain autrichien, Peter Handke, dans Outrage au public (1966).
Le roman de Gert Jonke a donc un double intérêt : c’est d’abord un témoignage sur une époque, qui rapproche l’auteur de ses compatriotes Thomas Bernhard ou Elfriede Jelinek lorsqu’il s’agit de dénoncer une société mal guérie de ses dérives autoritaires. Mais c’est aussi, et peut-être surtout, une création originale qui situe d’emblée son auteur parmi les écrivains qui ont compté.