Éditeur, traducteur et surtout poète, Gérard Pfister vient de publier Le Livre, troisième et dernier tome de sa trilogie (après Ce qui n’a pas de nom et Hautes Huttes). L’ensemble forme une remarquable unité où chaque écrit possède à la fois sa tonalité propre et entre en résonance avec les autres, dans une perspective ouverte sur le temps et l’espace.
Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots. Arfuyen, 230 p., 17 €
Écrire un article sur cette poésie, ce qui implique inévitablement d’utiliser des concepts et des raisonnements, est d’autant moins facile qu’elle relève surtout d’une expérience immédiate qui cherche, par un autre usage du langage, à éveiller les sens à cette « parfaite singularité » du réel que trop souvent, par leur abstraction, les mots nous cachent. Grand connaisseur des mystiques rhénans et des courants qui découlent de la théologie négative – sans oublier les spiritualités orientales –, Gérard Pfister ne pouvait qu’adopter une poésie qui se méfie du discours et cherche à le réduire pour rendre au silence – dans le secret des mots – toute sa dimension. L’important est « de ne pas céder à la trop facile séduction du concept », afin de rendre à la poésie son pouvoir d’incantation et d’éveil des sensations, leur mise à nu et à vif, que le langage usuel a trop tendance à anesthésier. Il ne suffit pas de nommer un arbre « arbre » ou une pierre « pierre » pour établir un contact réel avec le monde.
Gérard Pfister s’est longuement interrogé, notamment dans L’expérience des mots, l’ajout à son livre, sur cet improbable dialogue entre les mots et les choses. Ainsi la nature se laisse-t-elle approcher, mais non saisir dans ce qu’elle est véritablement : elle ne trouve son être qu’en elle-même. Il y a cette part d’irréductible qui, par ailleurs, est aussi en nous, pour peu que nous prenions le temps de nous plonger dans nos ténèbres intérieures. Quant au langage, nous croyons, dans notre vanité, qu’il nous obéit, qu’il nous « donne prise sur le réel », alors que bien souvent il n’en fait qu’à sa tête, créant son propre univers d’images dans lequel il nous invite à vivre et à penser : « les mots nous échappent, comme les choses que nous pensions pouvoir saisir, et nous nous retrouvons étrangers au monde et à nous-mêmes, livrés au pouvoir aliénant du langage ».
Qu’on ne s’y méprenne pas, si ce poète se méfie du discours et de ses tours de passe-passe rhétoriques, il aime passionnément les mots, malgré le piètre usage que nous en faisons et les tristes oripeaux idéologiques dont on les habille pour notre propre aliénation. Il sait que leur matière est riche de « possibilités affectives, sensorielles, spirituelles, pour qui sait habilement la mettre en valeur, sans complaisance ni faiblesse ». Pourquoi écrit-on, sinon pour « adoucir le cours du temps », disait Borges. Cet extrait d’une citation célèbre, Gérard Pfister pourrait le faire sien. Dans le déroulement des mots au fil du poème, le temps s’écoule. Il appartient à l’auteur de le rendre « habitable », de l’apprivoiser en l’organisant selon une méthode adaptée de la musique, telle est l’ambition de ce long poème – Le Livre –, composé de tercets qui se répercutent les uns dans les autres, succession d’instants sans cesse renouvelés qui laissent au lecteur l’impression troublante, osons l’oxymore, d’une éternité éphémère, d’une évanescence éternelle.
Écrivant Le Livre, Pfister en est d’abord l’écoutant. Il ne fait que transcrire sur la page un chant intérieur qui se déploie en épousant les courbes du temps, à la fois cyclique et linéaire, tout en spirale dont nous, lecteurs, nous épousons le mouvement. Nous voici tel l’oiseau, volant avec les mots à travers le silence, nous élevant et descendant au gré des courants aériens que le souffle module avec douceur, nous abandonnant à une sorte d’ivresse que nous pouvons retrouver à n’importe quel moment, chaque fois que nous ouvrons le livre. C’est une joie de l’être qui s’éveille en nous, et c’est en cela que l’auteur peut parler d’expérience et qu’il ne s’agit pas d’un jeu littéraire.
Au commencement du livre, les mots sont dans les mots, le monde est dans le monde. Mais toute l’ambition du poète est de les faire se rencontrer, de les faire vibrer d’un même accord. La beauté qui se joue là n’est pas de l’ordre du grandiose, mais des petites choses que nous finissons par ne plus voir : « La plus pauvre / la plus dédaignée // sur le bord du chemin », et pour cela quelques mots, parmi les plus simples, suffisent, ceux qui s’effacent pour rendre à la perception une sorte de pureté originelle. Les mots doivent éveiller à la vision, puis disparaître : c’est ainsi que se révèle l’autre livre dont celui-ci n’était que la promesse, le livre de l’espace, le livre du réel :
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Que le livre
ne soit
que l’orée du silence
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Quand ensemble
les mots le monde
se taisent
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Quand soudain
sous nos yeux
le réel apparaît
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L’apparence
est seule rencontre
seule révélation
Il est impossible de rendre compte, à l’aide d’un trop court extrait, de cette poésie où les tercets se répondent et relancent l’écho qui parfois nous revient en boucle, une poésie tout en vibration où le silence résonne et nous donne le vertige, nous aspire hors de nous-mêmes. Mais Le Livre est aussi une méditation sur le temps, l’espace, la vie, la mort, le bonheur… Et, même si ce n’est pas la volonté de l’auteur, on peut le recevoir comme une leçon de sagesse.