Passages d’informations sensibles

Comme tous les 1er mai hors épidémie depuis 2002, le Salon du livre d’expression populaire et de critique sociale s’est tenu à Arras, sur les places du centre-ville. L’occasion, cette année où l’expression populaire et la critique sociale sont fortes mais ignorées par le pouvoir, de faire le point sur une réflexion sociale qui s’exprime dans des genres très différents. Deux axes ressortent : la volonté de donner une place dans les livres à ceux qui en sont trop souvent absents, et la nécessité de trouver de nouvelles formes démocratiques à même de servir l’intérêt général, notamment en termes de lien social et d’environnement. Compte rendu de quelques tables rondes.

Au Salon du livre d'expression populaire et de critique sociale

À Arras © Sébastien Omont

Organisé par l’association Colères du présent, ancré dans la région et ouvert sur le monde, le salon se décline sous forme de tables rondes et de séances de dédicace, mais aussi de musiques – rap et rock –, de lectures poétiques, de jeux, d’ateliers de dessin, de stands d’associations et d’éditeurs. La foule est plus ou moins dense au long de cette journée de défilé et de vacances scolaires, mais toujours joyeuse et intéressée.

Des tables rondes, auxquelles on n’a pas pu assister faute de temps, traitaient du « polar, miroir déformant de la société », de « dystopie et climate fiction », du « travestissement, une arme d’expression populaire », des « lanceurs d’alerte : quel impact face à la désinformation ? », des « masculinités non toxiques », de « libérer la parole » pour dire les violences.

« Rendre visibles les invisibles »

« Justice et réinsertion : où est l’humanité ? » réunit Claire Raphaël, ingénieure dans la police scientifique et poète, autrice de romans noirs, ainsi qu’Anne Royant et Sylvain Dorange, qui ont dessiné, sur un scénario de Fabrice Rinaudo, Prison, description réaliste de l’univers carcéral en bande dessinée. Les deux auteurs soulignent l’absurdité régnant dans ce milieu qui ne répare pas les gens. On a pu, par exemple, donner comme travail à des délinquants sexuels d’« emboîter des sex-toys ». Les deux dessinateurs ont cherché à rendre aussi justement que possible les lieux, grâce à un travail qu’ils assimilent à celui d’historien, puis d’accessoiriste et de metteur en scène. Ils ont suivi les indications du scénariste qui, en tant qu’avocat, leur a conseillé de rendre les décors « plus sales, plus sombres » pour qu’ils correspondent aux lieux réels. Leur but a été de mettre le dessin au service du scénario, par son aspect documentaire mais aussi en faisant passer les sentiments par un aspect « médiéval » et presque fantastique, avec une figure allégorique, « l’ogresse ». Par leurs bandes dessinées, ils veulent effectuer « un passage d’informations sensibles »

Au Salon du livre d'expression populaire et de critique sociale

Avec son roman S’ils n’étaient pas si fous, Claire Raphaël a aussi voulu « rendre visibles des invisibles », les malades mentaux. Elle a écrit contre les fictions qui assimilent à la monstruosité la maladie mentale, alors qu’on estime que 10 % des gens environ y sont confrontés à un moment ou à un autre. Pendant longtemps, les malades mentaux ont subi une double peine : non seulement ils étaient malades mais leur pathologie était honteuse. Le tabou familial retardait souvent le diagnostic. Aujourd’hui, il y a une évolution, la maladie mentale est devenue dicible, même si on écrit davantage sur la dépression que sur la schizophrénie. Claire Raphaël n’a pas vraiment choisi le polar au départ mais, les lecteurs de romans noirs étant prêts à affronter des sujets durs, c’est un bon moyen d’écrire du roman social.

« Infuser un message sur le vivre ensemble »

En consacrant une table ronde spécifique aux mangas, le Salon du livre d’expression populaire a souhaité également mettre en lumière les genres souvent laissés de côté. Ancestral Z avec Dofus et Sourya avec Talli sont deux auteurs français qui ont choisi la fantasy, pour la tirer du côté comique en ce qui concerne le premier et du récit initiatique pour le second, dont l’héroïne est inspirée, entre autres, d’Elizabeth Bennet dans Orgueil et préjugés de Jane Austen. La discussion peine un peu à justifier le titre de la table ronde, « Manga et critique sociale : une association de bienfaiteurs », mais les deux auteurs tombent d’accord sur le fait que, le manga mettant souvent en scène un groupe de personnages, il peut « infuser un message sur le vivre ensemble ». On trouve une critique de la société dans L’Attaque des Titans, par exemple, mais la représentation de la femme dans le manga japonais en général peut encore s’améliorer.

« La question du travail permettra de sortir du vote d’extrême droite »

« Liberté, (in)égalité, (in)visibilité » s’attaque aux inégalités de genre. Dans Les femmes du lien, mélange de roman-photo, BD et documentaire, Vincent Jarousseau a suivi huit femmes exerçant des métiers peu valorisés – assistante maternelle, aide à domicile, aide-soignante, éducatrice spécialisée… – mais essentiels au lien social. Ces huit protagonistes, Vincent Jarousseau les considère comme des « co-autrices ». Elles ont été présentes lors des rencontres autour du livre, qui a constitué pour elles, mais aussi pour d’autres femmes exerçant les mêmes métiers, une reconnaissance. Il souligne que, si la question des salaires est importante, celle des modes d’organisation l’est tout autant. Lorsque les aides à domicile peuvent, dans une certaine mesure, autogérer leur travail, leur estime de soi est bien meilleure.

Mathilde Larrère, historienne des mouvements révolutionnaires et des luttes féministes, souligne que, dès les années 1970, des voix se sont élevées pour demander au mouvement féministe de mieux prendre en compte les situations particulières de certaines femmes. Elle pense au collectif des femmes noires ou aux lesbiennes. Elle estime que les féministes aujourd’hui ne soutiennent pas assez les luttes sociales des femmes, par exemple celle des femmes de chambre du groupe Accor aux Batignolles.

Un membre du public souligne que ces femmes de chambre ont dû se battre pendant près de deux ans avant d’obtenir satisfaction, et il déplore que la convergence des luttes entre classes populaires blanches et racisées ne se fasse pas. Il rappelle l’ampleur du vote Rassemblement national dans les Hauts-de-France et témoigne de manifestations de racisme au quotidien. Vincent Jarousseau estime que beaucoup de membres des classes populaires se tiennent très loin de la politique. Il pense que le vote pour l’extrême droite est dû à l’individualisation des rapports sociaux et à l’organisation du travail, et qu’il ne pourra être réduit que par une amélioration des conditions de travail.

« On a fait ce qu’on avait à faire »

Morts avant la retraite est un livre collectif : douze histoires racontées par douze journalistes. Douze vies de personnes parmi les plus pauvres, mortes avant d’atteindre l’âge de la retraite. Rachid Laïreche, qui a coordonné le livre, souligne qu’il ne s’agissait pas de redonner des chiffres déjà connus (un quart des 10 % de Français les plus pauvres meurent avant d’arriver à la retraite), mais de prendre le temps de raconter des vies – et pas seulement leur fin – à partir des témoignages de leurs enfants : c’est un livre de générations. Les personnes évoquées par Rachid Laïreche et deux de ses coauteurs, Pierre Carrey et Romain Boulho, sont bouleversantes : Renée, figure de la lutte des ouvriers de Samsonite, aux mains bleues car, dans un emploi précédent, elle cousait des poches de jean pour Levi’s ; Guy, mort d’un cancer comme de nombreux ouvriers de l’usine polluante Metaleurop ; Mémène, grand-mère de Romain Boulho, toujours en vie à 92 ans, mais dont trois des enfants sont morts entre 60 et 61 ans ; Brigitte, caissière ayant élevé seule son fils.

Au Salon du livre d'expression populaire et de critique sociale

Un de leurs dénominateurs communs est qu’ils attendaient la retraite « comme un eldorado », économisant, se privant dans cette perspective. Renée, sur le lit d’hôpital où l’avait conduite son cancer, disait à sa sœur : « Prépare mes papiers pour ma retraite ». À son fils qui la pressait de le rejoindre à Montpellier pour y avoir une vie plus agréable, Brigitte répondait : « Je bosse jusqu’à la retraite, je viens après ». Ces gens ne se mettaient pas en colère contre leurs conditions de vie difficiles et injustes, ils les acceptaient comme normales. Mais la colère, la révolte existe chez leurs enfants, conscients qu’au bout de trente-cinq ans de travail pénible, « ce n’est pas la faute à pas de chance ».

Rachid Laïreche souligne que ce livre a été fait, en moins d’un mois, avec « l’énergie de l’espoir », en mettant l’accent sur le lien entre « les vivants et leurs disparus ». Comme dans le cas de Rudy qui, ayant repris la ferme d’Arnaud mort écrasé sous son tracteur, se sent investi de la mission de poursuivre l’œuvre d’un « paysan humaniste ». Les auteurs, journalistes souvent amenés à parler des puissants, ont voulu pour une fois raconter les vies de personnes à l’opposé. Quand, lors des rencontres en librairie, les familles des protagonistes du livre arrivent, bien habillées, fières, les auteurs se disent : « On a gagné. On a fait ce qu’on avait à faire ».

« On ne sait pas être décroissant dans le capitalisme »

« Sortir de l’abus économique : quels outils ? quelle perspective ? » occasionne les plus vifs débats. L’économiste Serge Latouche, dans un livre d’entretiens avec Simone Lanza, Penser un nouveau monde, prône la décroissance, sous forme d’« abondance frugale » qui permettrait de sortir de « la langue de bois du développement durable ». Pour lui, les trente glorieuses n’ont été qu’une parenthèse dans la sauvagerie du capital, pendant laquelle on a fait croire que la croissance résolvait tous les problèmes, jusqu’à la contre-révolution ultralibérale de Thatcher et Reagan. Le libéralisme libertarien a colonisé les imaginaires, en faisant croire qu’on peut « jouir sans entraves », qu’il n’y a pas de limites aux ressources, alors que la croissance repose sur l’illimitation de la consommation et des déchets. Chaque année, le désert progresse de 17 à 18 millions d’hectares, pendant qu’on déboise 16 à 17 millions d’hectares de forêt tropicale.

Ludivine Bantigny, historienne, autrice de L’ensauvagement du capital et de Que faire ?, n’est pas d’accord avec l’idée que les trente glorieuses ont été une parenthèse. Selon elle, le capital a toujours été « ensauvagé », et la croissance de cette période s’est construite sur une exploitation du Sud et une « recolonisation par la dette », selon les termes de Thomas Sankara. Si, en mai 1968, 7,5 millions de travailleurs se sont mis en grève en France, c’est qu’ils subissaient bien des rapports d’exploitation. Ludivine Bantigny rappelle que « jouir sans entraves » est au départ un slogan situationniste qui évoque une vie heureuse, à l’opposé du « métro-boulot-dodo ».

Au Salon du livre d'expression populaire et de critique sociale

À Arras © Sébastien Omont

Comment sortir de l’abus économique, alors ? Serge Latouche pense qu’il faut « désintoxiquer » les imaginaires, grâce à une contre-pédagogie, puisque la pédagogie de la croissance se trouve imposée jusque dans les programmes scolaires. Il rappelle que, pour Aristote, la paideia, la formation du citoyen, était essentielle. Il ne croit pas à la prise de pouvoir, puisque « tous les révolutionnaires se sont fait prendre par le pouvoir », mais plus à l’instauration de rapports de force, comme pendant la guerre de l’eau de Cochabamba en Bolivie, ou lors de l’insurrection au Chiapas, ayant débuté en 1994 par l’annonce du sous-commandant Marcos que les zapatistes ne voulaient pas prendre le pouvoir.

Pour Ludivine Bantigny, au contraire, ne pas poser la question du pouvoir est délétère. Au Chiapas, les zapatistes ont des armes et, dans les zones qu’ils contrôlent, ils exercent le pouvoir. Non sous une forme étatique, mais par la démocratie directe. Elle estime aussi qu’il faut poser la question du capitalisme car « on ne sait pas être décroissant dans le capitalisme ». Et s’il faut jouer du vote de la démocratie représentative, il faut également développer le communalisme, la fédération de territoires autonomes, les coopératives, ou la sécurité sociale salariale selon les idées de Bernard Friot et Réseau Salariat ou de Laura Petersell et Kévin Certenais. En s’inspirant de ce qui a été mis en place au Chiapas, au Rojava, ou pendant la Commune de Paris. La pédagogie lui semble insuffisante car la fonction publique et la sécurité sociale, systèmes que veulent étendre les auteurs qu’elle vient de citer, subissent des attaques massives. Elle rappelle que François Hollande et Bernard Cazeneuve en 2012 et 2013, puis Emmanuel Macron et Gérard Collomb en 2018, ont engagé des moyens policiers considérables pour détruire « les cabanes en bois » de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Le « déjà-là » ne pourra pas s’étendre librement parce qu’il est et sera férocement combattu par le capitalisme.


À lire :
Sylvain Dorange, Fabrice Rinaudo et Anne Royant, Prison. La Boîte à Bulles, 80 p., 18 €
Claire Raphaël, S’ils n’étaient pas si fous. Le Rouergue, 288 p., 22 €
Ancestral Z et Tot, Dofus. 29 tomes. Ankama, chaque tome : 192 ou 224 p., 6,95 €
Sourya, Talli, fille de la lune. 3 tomes. Ankama, tome 1 : 168 p., 5 € ; tomes 2 : 192 p., 9,95 € ; tome 3 : 216 p., 9,95 €
Vincent Jarousseau, Les femmes du lien. Les Arènes, 224 p., 24,90 €
Mathilde Larrère, Guns and Roses. Les objets des luttes féministes. Éditions du Détour, 240 p., 19,90 €
Rachid Laïreche (dir.), Morts avant la retraite. Les Arènes, 224 p., 20 €
Ludivine Bantigny, L’ensauvagement du capital. Seuil, 72 p., 4,50 €
Ludivine Bantigny, Que faire ? 10/18, 112 p., 6 €
Serge Latouche et Simone Lanza, Penser un nouveau monde. Pédagogie et décroissance. Rivages, 128 p., 7,70 €

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