Issu du mouvement des Subaltern Studies qui, à partir des années 1970, s’est donné pour tâche de réécrire l’histoire de l’Inde du point de vue non pas des dominants mais des subalternes, Dipesh Chakrabarty était connu en France pour son seul ouvrage à avoir été (tardivement) traduit : Provincialiser l’Europe. Les concepts et les théories forgés par les penseurs occidentaux étaient, écrivait-il, à la fois indispensables et inadéquats pour rendre compte des expériences de la modernité politique dans les nations non occidentales. Il s’agissait donc de redonner un nouvel élan à la pensée à partir des marges. L’évidence du réchauffement climatique, l’éventualité de la disparition de l’espèce biologique Homo sapiens conduit désormais Chakrabarty à redéfinir la place de l’humain dans le cosmos et à repenser l’histoire ainsi que le rapport au politique dans ce nouveau livre qui fait entrer en conversation philosophes occidentaux et indiens, anthropologues, climatologues, biologistes, astrophysiciens et poètes bengalis, sans jamais s’écarter tout à fait du vécu le plus quotidien. Achille Mbembe s’interroge, quant à lui, sur les possibilités de renoncer aux conduites mortifères d’appropriation pour redevenir habitant de cette Terre aujourd’hui si menacée.
Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire. Trad. de l’anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat. Préface de François Hartog. Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 400 p., 28 €
Achille Mbembe, Brutalisme. La Découverte, 256 p., 12 €
Achille Mbembe, La communauté terrestre. La Découverte, 208 p., 20 €
Ce qui rend particulièrement attachante l’écriture de Chakrabarty c’est qu’à une extrême érudition et à une réflexion d’une profondeur et d’une qualité rares, il n’hésite pas à joindre le « je » de l’expérience et de l’émotion subjectives. Il a vécu une quinzaine d’années en Australie, pour préparer son doctorat à Canberra puis enseigner à Melbourne, et il a gardé des attaches dans ce pays. Or, en 2003 un feu de brousse a dévasté la région de Canberra, et détruit les lieux qu’il avait appris à aimer. Cet incendie « a coûté la vie à des hommes et à des quantités d’êtres non-humains, éviscéré des centaines de maisons et détruit la totalité des forêts et des parcs qui entourent Canberra ». Le sentiment de deuil qu’il a éprouvé alors l’a conduit à s’interroger sur les causes de ces événements tragiques. « J’ai introduit les nouvelles du changement climatique anthropique dans l’univers intellectuel humanocentrique qui était le mien. »
La menace d’une extinction de masse avec la modification de la géologie, de la chimie et de la biologie de la Terre, désignée sous le nom d’Anthropocène, fait que l’histoire doit être désormais pensée au pluriel. Il faut réunir des catégories conceptuelles naguère tenues pour séparées, et « mettre le temps géologique et le temps biologique de l’évolution en conversation avec le temps de l’histoire et de l’expérience humaines ». Ces trois histoires qui opèrent à des échelles et à des vitesses différentes doivent être conjointes.
Dans cette perspective, l’humain Homo sapiens n’est qu’une espèce parmi d’autres qui ont évolué avec elle. Dans le même temps, il ne faut jamais perdre de vue l’individu, « qui continue de négocier son expérience phénoménologique et quotidienne de la vie, de la mort et du monde ». Les théories de la globalisation qui ont été si utiles dans un passé récent mettaient l’humain et même l’histoire de l’expansion de l’Europe au centre de leurs récits. À l’ère du réchauffement climatique, elles ne suffisent plus à « dégager le sens de la conjoncture planétaire dans laquelle se trouve aujourd’hui l’humanité ».
Dipesh Chakrabarty conçoit la planète comme un ensemble de relations dynamiques « comme l’État de G.W.F. Hegel ou le capital de Karl Marx ». Cet ensemble constitue le système Terre, « catégorie de la pensée humaniste ». La planète est en effet la condition de l’existence humaine et elle est un lieu de souci existentiel pour ceux qui en écrivent l’histoire. Cependant, « elle demeure profondément indifférente à cette existence ». La planète Terre est aussi une planète parmi d’autres, comme le montre la science du réchauffement global. « En vérité, notre réchauffement actuel est simplement un exemple de réchauffement planétaire. » Il s’est également produit sur d’autres planètes. « Il se trouve simplement que le réchauffement actuel de la Terre est avant tout un résultat d’actions humaines » et d’abord la manifestation du capitalisme tardif qui détruit le projet politico-humain dans le monde entier. « Le danger de rebarbarisation du monde que souligne Bruno Latour existe bel et bien ». Néanmoins, les inégalités économiques ne sont pas l’unique cause du changement climatique. L’affirmer, c’est s’aveugler sur les processus propres au système Terre et leurs temporalités non humaines. En outre, si les pauvres consomment peu et produisent moins de gaz à effet de serre, à la différence des crises précédentes du capitalisme, « il n’y a pas ici de canot de sauvetage pour les riches et les privilégiés » : les incendies n’épargnent pas les quartiers riches de Californie, ni les autres « coins de la planète où les riches aiment habiter ».
Dans ces conditions, Dipesh Chakrabarty juge indispensable de reconfigurer le politique. Les humains ne peuvent renoncer à leurs exigences de justice, mais, dans ce second Anthropocène, celles-ci ne peuvent plus concerner les seuls humains, « même si nous ne savons pas encore comment étendre ces préoccupations à l’univers des non-humains », qu’ils soient vivants ou non vivants. Du reste, ce ne sont pas les humains formés de « substances gluantes et visqueuses » qui constituent le gros de la vie, mais les petites formes de vie, microbiennes ou autres, qui sont au centre du drame de la vie, « depuis la production du sol jusqu’aux rouages internes du corps humain ». Chakrabarty ambitionne « une nouvelle forme de cosmopolitisme » supposant des relations stables et durables entre humains et non-humains.
C’est dans l’émotion très particulière du dégoût que s’éprouve l’expérience du corps humain imaginé comme intrinsèquement relié au non-humain et au non-vivant. Ici, Chakrabarty revendique le droit de « parler en tant qu’indigène devenu ethnographe ». Il évoque son enfance à Calcutta, et sa mère qui lui enseignait les bonnes valeurs de la démocratie égalitaire de l’Inde et lui exposait les injustices de l’intouchabilité. Cependant, lorsque tous les matins Lakshman, un employé dalit venait balayer la maison et laver les toilettes, sa mère se précipitait pour veiller à ce que ni lui-même ni son balai ne touchent rien, ni rideaux ni meubles. Elle manifestait alors un sentiment profondément brahmanique de son propre corps différent du corps dalit, toujours marqué par sa proximité avec les fèces et les animaux, comme un tampon entre la vie et la mort. Chakrabarty propose ici de mettre entre parenthèses une approche anthropocentrique qui porterait uniquement l’accent sur l’injustice entre humains, et de considérer le corps dalit comme un corps planétaire. Un corps non anthropocentrique, « toujours humain avec des animaux vivants ou morts, et intégré au monde des microbes (du fait de sa relation avec le maniement des déchets) ».
Mais le corps humain est aussi « une chose glorieuse faite de poussière d’étoiles », comme l’écrivait avant de se suicider, en 2016, Rohith Vemula, un jeune dalit doctorant à l’université d’Hyderabad. Cette complexité exprimée par une de ces voix subalternes que Chakrabarty sait faire entendre porte la marque du moment présent de l’histoire humaine : celui de la modernité. On n’est pas dans l’exotique. L’Europe n’a pas été la seule initiatrice de la modernité dont le projet a retrouvé « une seconde vie – originale – entre les mains des modernisateurs anticoloniaux », tels Nehru, Césaire ou Nyerere.
Seul un « acte de foi » permet d’envisager une nouvelle politique pour des humains qui ne sont qu’« une espèce parmi tant d’autres dans l’histoire plus large de la vie », qui affronte de surcroît la sombre perspective d’une grande extinction. Les très grands penseurs auxquels Chakrabarty ne cesse de se référer au long de ce livre majeur ne lui fournissent pas de réponse, mais seulement quelques pistes dont il lui faut cependant s’écarter. Nous devons probablement nous préparer à la mort de cette civilisation consumériste et capitaliste, protéger les vies humaines et la biodiversité, mais en même temps « amorcer et poursuivre des processus de retrait de l’ordre actuel de la terre à dominante humaine ». En posant les bases d’un humanisme qui dépasse l’anthropocentrisme, Chakrabarty prolonge la vision de Tagore qui écrivait : « Les vagues de mon flux sanguin dansent au rythme des vagues de la mer – mais les vagues de la mer ne sauraient me reconnaître ». Tagore, dans son âme humaine, répondait aux invitations du planétaire.
« En réalité, c’est le système nourricier de la Terre elle-même qui est atteint et, avec lui, peut-être la capacité des humains à faire histoire. » Comme chez Chakrabarty, c’est l’état inquiétant de notre planète qui est le point de départ du brillant essai d’Achille Mbembe, La communauté terrestre, porté par le souci analogue de repenser l’humanité. La communauté terrestre est publié en même temps que reparaît en édition de poche son essai précédent, Brutalisme. Par « brutalisme », Mbembe désignait la multiplicité des formes de destruction des humains, du vivant et des habitats, ce grand « fardeau de fer de notre époque », dont la vérité ultime est la destruction. « La possibilité du néant refait surface, et avec elle, celle de la bête brute », dont, dans l’Europe des Temps modernes, le Nègre avait été la manifestation, rabattant sur ce sujet inexistant sa propre part de ténèbres.
Dans son nouveau livre, qui fait écho au précédent, l’objectif d’Achille Mbembe reste de proposer, à l’écart des certitudes eurocentriques, « une saisie intelligible des principales forces de transformation du vivant à l’âge de la planétarisation », à partir de l’Afrique. « L’Afrique est en effet l’une des régions du monde d’où auront émergé une théorie du vivant, une théorie de la parole et une théorie de l’ontogenèse dont nous n’avons pas suffisamment exploité toutes les possibilités ». La cosmogonie des Dogons, telle qu’elle a pu être restituée par les anthropologues Germaine Dieterlen ou Geneviève Calame-Griaule, voit dans la Terre « un morceau de placenta volé », appartenant à l’univers dans son ensemble.
Ce corps vivant qu’est la Terre est inappropriable. Ce n’est pas une « chose commune », mais une communauté ambiguë. Nous n’en sommes que les habitants, voire de simples passants, dont le sort est lié à celui de l’ensemble de la création. S’esquisse alors une nouvelle conscience planétaire qui ne peut plus être saisie et mesurée par la seule conscience des peuples européens. Avec la combustion accélérée de la Terre, dont la pandémie de COVID a été une première manifestation, il n’y aura plus de dehors, plus de refuge. Les frontières vacillent : « L’on passera progressivement du Tout-Monde au Tout planétaire ».
À l’ère de l’Anthropocène et du techno-libertarisme, « d’autres paradigmes de la libération du vivant sont plus que nécessaires ». Pour imaginer d’autre façons d’habiter la Terre, de la partager, d’en prendre soin, de la réparer, Achille Mbembe propose de s’appuyer sur les métaphysiques africaines du lien, « qui avaient développé une conscience vive de la multiplicité des formes du vivant ». Il ne s’agit pas de restaurer ce qui a été perdu et qui reste irréparable, mais de « redonner vie à ce qui, arraché à ses sources, a été soumis à la logique de la dispersion et de la dilacération ». Face à la menace d’extinction de l’espèce humaine, ni Mbembe ni Chakrabarty ne réagissent par l’effroi ou le déni. Ils posent les bases d’un renouvellement de l’anthropologie ne puisant plus exclusivement son inspiration dans les philosophies occidentales, et qui pourrait servir de socle à une politique enfin planétaire.