La révolution à contretemps

Dans le Jura suisse des années 1870, Piotr Kropotkine se rend à la rencontre des anarchistes de la fabrique locale de montres tandis que la vie des ouvrières et de toute la municipalité se voit bouleversée par la conjonction du progrès technique et d’un contexte de crise économique. Cette histoire vraie est le point de départ de Désordres, long-métrage de Cyril Schaüblin, mais elle n’en est pas le sujet.


Désordres. Film de Cyril Schaüblin. Sortie en salle le 12 avril 2023


Devant un décor champêtre, des femmes de l’aristocratie russe posent pour la photo. Le cousin de l’une, Piotr Kropotkine, est parti dans le Jura suisse pour cartographier la région et rencontrer les anarchistes locaux. Le plan est presque fixe, à l’image de l’ensemble du film dont l’immobilisme densifie à l’extrême chaque scène.

Désordres : Piotr Kropotkine et le révolution à contretemps

« Désordres », de Cyril Schäublin © Schellac

De l’anarchisme, il faut retenir l’étymologie, an-archè, que l’on traduit habituellement par « absence de pouvoir » ou « absence de chef », mais qui peut tout aussi bien vouloir dire « absence de principe » ou « absence de commencement ». Cette dernière explication entre en résonance avec le titre français du film, « Désordres », qui, s’il ne permet pas de rendre le jeu de mots du titre original – Unrueh, qui renvoie autant à une « agitation » qu’au balancier, la pièce d’horlogerie que l’on verra montée à plusieurs reprises –, affiche le projet formel du film qui se veut une absence d’ordre.

L’ordre au cinéma est d’abord narratif : la fiction impose une intrigue composée d’un début, d’un milieu et d’une fin, elle suppose a priori un événement. Le synopsis du film suppose lui aussi un événement : un leader historique du mouvement anarchiste se rend à la rencontre d’ouvriers dans une usine qui tente de maintenir sa place au sein de la concurrence dans un contexte de crise économique. Le spectateur imagine d’emblée le théoricien russe haranguant la foule pour la pousser à la grève. Or, l’événement est relégué hors champ. Si grève il y a, elle a lieu à Baltimore et les anarchistes suisses ne font que collecter des fonds pour soutenir leurs camarades outre-Atlantique, tandis que la figure héroïque que pourrait constituer Kropotkine est souvent à l’arrière-plan.

Désordres prend ainsi le parti de l’ordinaire, du temps de fonctionnement des institutions dans leur apparente normalité, ce que Jacques Rancière appelle, par opposition à la « politique » qui est constituée par l’irruption de l’événement, un temps de « police », cet ordinaire des ouvrières de la fabrique de montres que l’on observe à la tâche de très près, et assez longuement. Le dispositif proposé par le film est d’ailleurs intéressant : un contremaître fait le tour des postes pour chronométrer les employé.e.s à la tâche, la pose du balancier doit a priori se faire en une vingtaine de secondes, et le regard du spectateur se superpose à ce contrôle des corps, à mesure que la caméra oscille entre le dessus de l’épaule et la loupe à laquelle elle se substitue pour nous faire observer le mécanisme au plus près.

Désordres : Piotr Kropotkine et le révolution à contretemps

« Désordres », de Cyril Schäublin © Schellac

Le temps est au cœur du film, depuis la fabrique des montres jusqu’à l’obsession des autorités locales pour les indications horaires, qui ont quatre sources : l’heure de la municipalité, celle de la fabrique (dont le patron vante à plusieurs reprises la précision), celle de la gare et celle de l’église. Parmi les motifs récurrents du film, qui contribuent à son comique : les deux policiers, toujours les mêmes, dont le rôle semble se limiter à mettre à l’heure les horloges et s’assurer du paiement des impôts. Ainsi, le film opère un renversement salutaire : les horloges ne servent pas à mesurer le temps, mais bien à le produire. En ce sens, toute la vie sociale est le résultat de la production de valeur opérée dans la fabrique, toute la vie sociale est le produit de la structure capitaliste qui nous est donnée à voir.

Cependant, le temps du film est bien ponctué d’événements. Citons notamment l’organisation conjointe de deux tombolas : celle de la municipalité pour financer la célébration d’une bataille clé de l’histoire nationale suisse, et celle de la fédération anarchiste pour aider les grévistes de Baltimore (tombolas dont la juxtaposition constitue l’un des moments les plus forts du film). Ou bien l’élection du directeur de l’usine au Grand conseil du canton de Berne, ou encore la réception d’un ambassadeur italien venu demander l’extradition d’un anarchiste réfugié en Suisse. Mais ces événements ne débouchent jamais sur une avancée du scénario, entendue au sens où telle cause entraînerait tel effet pour structurer finalement la progression du film.

Désordres est un film brillant en ce qu’il repose sur le présupposé que le rejet des événements permet de donner à voir le fonctionnement des institutions sociales. La scène d’élection est emblématique : rien ne se passe, l’élection du directeur est assurée, le plan est quasi fixe et ne donne à voir que les deux policiers devant l’urne, qui contrôlent que les citoyens, pour pouvoir exercer leur droit de vote, sont bien à jour dans le paiement de leurs impôts. Le non-événement que constitue l’élection devient ainsi le lieu d’interaction privilégié des institutions qui composent cette société : l’argent, matérialisé par la propriété privée, de l’usine en l’occurrence, et l’impôt constituent le moyen d’accès ou d’exclusion de la vie politique, entendue ici dans son sens le plus restreint.

Désordres : Piotr Kropotkine et le révolution à contretemps

« Désordres », de Cyril Schäublin © Schellac

De même, la juxtaposition des fuseaux horaires – et notamment l’avidité du directeur de l’usine à obtenir que l’heure de l’usine devienne l’heure de référence – donne à voir ce monde du XIXe siècle européen où le capitalisme en pleine expansion est en passe de devenir hégémonique alors que subsistent des espaces alternatifs, comme l’atelier autogéré auquel la fabrique doit bien acheter des pièces, fût-ce au prix de compromis, par exemple lorsque les anarchistes refusent d’honorer une commande dédiée à un usage militaire. Mais même cette cohabitation est étrange, en témoigne l’échange entre le directeur et l’ambassadeur italien, où le premier conseille au second de lire la presse anarchiste, bien plus précise et visionnaire en ce qui concerne l’actualité internationale, ce qui permet au directeur de réaliser de bons investissements.

Le hors-temps du film constitue ainsi le lieu d’expression de profonds changements structurels en même temps que la figuration de l’attente d’un soulèvement qui n’arrive pas. Le dernier plan parachève en ce sens la radicalité formelle du film de Cyril Schaüblin : alors que Kropotkine et l’héroïne, Joséphine, sont partis dans la forêt, les ouvriers évoquent l’idée d’une intrigue amoureuse, avant que le film ne se termine sur le plan fixe d’une montre suspendue à un arbre. Désordres est un film anarchiste, moins parce qu’il aide à diffuser des idées anarchistes, bien que celles-ci soient par moments explicitées, que parce que sa proposition formelle est à rebours de toute une conception du monde et du cinéma dont il offre une critique extrêmement forte.

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