Sociologie d’un passage à l’acte

Entre la mi-octobre et la mi-novembre 1968, le jeune Nagayama Norio (N. N.), dix-neuf  ans, assassine quatre personnes à Tokyo. L’affaire fait grand bruit en raison de la violence des crimes et de l’âge du meurtrier. Dès 1969, elle inspire un premier film qui suscite un genre, celui de films centrés sur des adolescents criminels. En 1973, le sociologue Mita Munesuke (1937-2022) publie un long article conjuguant avec audace l’analyse du cas N. N. avec des données quantitatives, mais aussi avec la lecture du cas Genet produit par Sartre. C’est cet article de sociologie devenu un classique au Japon que publient en français les éditions du CNRS, une traduction qui coïncide avec la disparition de Pierre Legendre, auteur d’une fameuse étude sur une autre figure criminelle, celle du caporal Lortie.


Mita Munesuke, L’enfer du regard. Une sociologie du vivre jusqu’à consumation. Trad. du japonais par Kazuhido Yatabe et Claire-Akiko Brisset. CNRS Éditions, 160 p., 22 €

Pierre Legendre, Leçons VIII. Le crime du caporal Lortie. Traité sur le Père. Fayard, 192 p., 18 €


Commençons par un aveu : nous ne connaissions ni Nagayama Norio ni Mita Munesuke. Du Japon des années 68, on avait en tête les images des étudiants de la Zengakuren casqués et armés de lances, affrontant violemment les forces de l’ordre, pas ce fait divers : un jeune homme, abandonné par sa famille, venu seul en 1965 s’installer à Tokyo, qui, trois ans plus tard, tue quatre personnes au pistolet.

Mita Munesuke, Pierre Legendre : sociologie d'un passage à l'acte

Or Norio Nagayama est très célèbre ; comme le soulignent dans leur avant-propos les traducteurs, Kazuhido Yatabe et Claire-Akiko Brisset, la réception contemporaine au Japon de l’affaire fut considérable, en particulier chez les intellectuels et artistes — le cinéaste Shindo Kaneto réalise dès 1970 une biographie documentaire de l’assassin, couronnée au festival du film de Moscou en 1971 ; le poète, dramaturge et cinéaste Terayama Shuji, ou encore le romancier Nakagami Kenji, s’inspirent également de ce fait divers. Surtout à partir de son emprisonnement et jusqu’à son exécution en 1997, Norio Nagayama se met à écrire, et ses romans connaissent un succès populaire important en dépit du rejet des milieux littéraires académiques. En 1971, il publie Le goût de l’ignorance (Muchi no Namida), suivi de huit autres publications jamais traduites à ce jour en français.

Le sociologue Mita Munesuke est, au début des années 1970, un chercheur très reconnu parmi ses pairs. Mais la publication de son article « L’enfer du regard » consacré à N. N. fait de lui un véritable « auteur ». Il inscrit sa démarche dans celle de Saint-Genet, comédien et martyr, publié par Jean-Paul Sartre en 1952. Si l’un est voleur, l’autre meurtrier « en série », qu’importe pour le sociologue, l’essentiel est qu’ils sont l’un et l’autre pris dans des déterminants sociaux et historiques qui leur assignent soudain une place, une identité dans le « regard » des autres.

Si Mita Munesuke compare N. N. à Jean Genet, c’est que le jeune mineur (selon la loi japonaise) n’est pas seulement un criminel, il est aussi un auteur : son journal de prison est publié dès 1971 et bouleverse le sociologue qui interroge sa démarche consistant à articuler « la signification existentielle des faits statistiques » et « le sens statistique des faits existentiels ». L’interrogation est formulée en un énoncé des plus brefs : « les individus vivent ». Le chercheur opte pour une forme d’empathie, notamment en adoptant un style tranchant, pour mieux en sortir et proposer une sociologie critique de la société japonaise.

Mita Munesuke, Pierre Legendre : sociologie d'un passage à l'acte

Maquette en taille réelle d’une cuisine typique des grands ensembles japonais bâtis dans les années 1950-1960, au musée d’Edo-Tokyo © CC BY-SA 2.0/Sergiy Galyonkin/Flickr

Le phénomène massif qui est le point de départ de l’étude est l’arrivée chaque année en ce milieu des années 1960 dans la région de Tokyo d’une centaine de milliers d’adolescents à la fin de leurs études secondaires. Monter à la capitale constitue une entreprise de libération, au point que le lieu natal devient l’objet d’une profonde haine (qui s’incarne dans le blé cuit), une haine que ces adolescents développent pour eux-mêmes. Ils constituent « une force vive fraîche » (« des œufs d’or ») pour Tokyo – ils travaillent activement – mais ils sont méprisés et aucune place ne leur est faite dans cette société urbaine. Ils sont du « bétail désireux de bien faire » ; insatisfaits, ils changent régulièrement d’emploi et deviennent ce que Mita Munesuke nomme des « chômeurs existentiels ».

Les enquêtes statistiques montrent une instabilité professionnelle liée surtout à « un cadre professionnel médiocre ». C’est l’environnement, l’atmosphère, jamais à la hauteur de leurs attentes, qui amène ces jeunes migrants de province à démissionner. Ces décisions ne sont pas prises à la légère : l’attitude des employeurs, plus précisément leur regard, est la raison de ce mal-être. C’est « l’enfer du regard », l’impression d’être vu sans cesse comme « un Tokyoïte boueux ». N. N. ressent un fort sentiment de discrimination, d’autant qu’il porte une cicatrice au visage. Il subit un regard qui essentialise, qui anticipe le destin entier d’une personne en fonction de son apparence extérieure, qu’il s’agisse d’une extériorité concrète (une blessure au visage) ou d’une extériorité abstraite (un curriculum vitae). N. N. devient ainsi un pur Être-pour-Autrui en tant que « blessure au visage », en tant que natif d’Abashiri. » N. N. « pue » la misère (chez Sartre, Genet est un excrément), et c’est dans ce piège de la colère qu’il tombe en octobre 1968, « la négativité constituant une condition indispensable du dépassement ». N. N. ne peut faire autrement. La thèse est radicale, on en conviendra, même si la référence à Sartre et à un certain nombre de formules existentialistes peut sembler un peu datée.

Mita Munesuke, Pierre Legendre : sociologie d'un passage à l'acte

Vue d’Abashiri, sur l’île d’Hokkaido (2015) © CC2.0/bryan…/WikiCommons

Si l’on comprend que les éditeurs aient souhaité publié un autre article du même auteur, « Le chant de la nouvelle nostalgie », pour contextualiser cette étude sur l’évolution de la société nippone, notamment la nucléarisation de la famille et l’exode urbain massif, et pour montrer l’originalité du premier, ce second texte a tendance à neutraliser le caractère si singulier du maître article, qui ne repose pas uniquement sur sa thèse, la « désaffiliation » (pour reprendre le concept plus tardif du sociologue Robert Castel) de ces jeunes « lycéens » provinciaux à Tokyo. De ce point de vue, l’appareil critique aurait pu être plus léger (même si notre méconnaissance des sciences sociales japonaises est immense) tant cette multiplication de commentaires recouvre une écriture saillante. On peut également émettre des réserves sur la postface, qui ajoute une nouvelle couche en lançant aux lecteurs et lectrices l’hypothèse selon laquelle on pourrait lire l’affaire A. (en 1997, Seito Sakakibara, âgé de quatorze ans, avait attaqué plusieurs enfants et en avait tué deux, dans la ville de Kobe) à la lumière de son étude sur N. N. Mais le sociologue nous laisse sur notre faim, en se gardant de nous livrer ses analyses, insistant surtout sur le fait que c’est à cette date que l’exécution de N. N. a eu lieu.

Que faire donc de ce texte qui est déjà une tentative d’appropriation par la sociologie de l’analyse de Sartre sur Genet ? On notera que la publication de Munesuke est quasi contemporaine de celle de Foucault sur Pierre Rivière. Il serait ainsi tentant de suivre cette piste monographique. Qu’est-ce qu’un crime, socialement ? La question n’est pas nouvelle et reste ouverte. Certains, depuis, ont défendu la thèse d’après laquelle les crimes sont des révélateurs sociaux ; d’autres, à l’opposé du sociologue japonais, ont souhaité les inscrire dans l’inconscient de nos sociétés.

Mita Munesuke, Pierre Legendre : sociologie d'un passage à l'acte

Pensons, par exemple, à l’étude publiée en 1989 sur le caporal Lortie par Pierre Legendre, disparu le 2 mars 2023, et dont les travaux ont aussi été largement oubliés. Le 8 mai 1984, un jeune caporal de l’armée canadienne, Denis Lortie, fait irruption dans le bâtiment de l’Assemblée nationale du Québec, avec l’intention de tuer le chef du gouvernement québecois, René Lévesque, et d’autres membres du Parti québecois : trois morts, treize blessés. Legendre en fait une lecture psychanalytique ; pour lui, l’individu occidental naît deux fois, biologiquement d’abord, puis une seconde fois dans l’ordre institutionnel, quand s’enclenche le travail complexe de « l’institution du vivant ». Le principe de paternité est un des pivots essentiels de cet ordre institutionnel, « la construction institutionnelle du principe de Raison ». Dans le cas de Denis Lortie, le mécanisme de reproduction du vivant parlant n’a pas fonctionné correctement et a débouché sur la perversion de la paternité – le père de Denis Lortie étant tyrannique et incestueux. Pour Pierre Legendre, les origines de la folie du caporal Lortie sont mises en acte dans l’attentat de 1984.

La relecture de Legendre à partir de Munesuke, et dans une moindre mesure du cas Rivière par Foucault, donne envie de proposer une autre voie. Elle pourrait partir du cas de Thierry Paulin, le « tueur de vieilles dames » qui a fait l’objet du film J’ai pas sommeil de Claire Denis (1994), comme le « parricide aux yeux roux » normand, comme le lycéen japonais. Il s’agirait d’articuler à la fois une approche quantitative, l’analyse biographique et en même temps l’ensemble des images et des sensibilités qu’il concentre. La publication de cet article est, on le voit, stimulante et bienvenue.

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