Dans Le gai savoir, le paragraphe précédant celui de l’insensé annonçant la mort de Dieu prévient par anticipation d’une des conséquences de cette disparition : non seulement la chaîne (ou le pont) reliant la terre au soleil a été rompue, mais, brisée, elle erre dans l’infini à la fois terrible et salvateur. Ce dés-astre devient la condition de l’apparition d’une Terre vraiment terrestre — non plus image corruptible de l’incorruptibilité, ni figura (terme médiéval si bien explicité par Erich Auerbach) d’une Terre nouvelle à l’avènement du Royaume de Dieu —, libérée des « arrière-mondes », résultat de la menée à bien d’une tâche : « ma tâche, écrit Nietzsche, la déshumanisation de la nature et la naturalisation de l’homme après qu’il aura acquis le pur concept de nature » (Fragments posthumes, 1881, 11, 211).
Benoît Berthelier, Le sens de la terre. Penser l’écologie avec Nietzsche. Seuil, 304 p., 24 €
Mais en quoi consiste, pour Nietzsche, le « pur concept de nature » ? Son lecteur entend les eaux s’écouler, il voit les montagnes, sur lesquelles il faut vivre, se dresser devant le soleil, il contemple la mer qui veut devenir « sentier de lumière et lumière elle-même », les paysages d’Engadine, la baie de Rapallo et Portofino, mais aussi les sites urbains, comme ceux de Nice ou de Turin. Par cette poétique terrestre, Zarathoustra-Nietzsche veut apprendre aux hommes à aimer la Terre en « créateurs ». Un autre visage de cette nature, composé de trains à vapeur et de cheminées d’usine, dessiné par un perspectivisme humain, trop humain, fruit d’un nihilisme négatif, fait signe (comme le dieu de l’oracle à Delphes, qui ne révèle pas, ne cache pas, mais indique) vers une surnature exactement contemporaine du Surhomme. Le nom de cette surnature ? Volonté de puissance, authentique, non maladive, celle de la « grande santé », celle du corps retrouvé. « Il faut que le surhomme vienne, sinon tout est perdu sur terre », il est le « le sens de la terre ». « Rester fidèle à la terre », comme le commande à ses frères le « danseur », le « régénéré », suppose de vouloir que l’homme soit surmonté, exige de désirer la grande métamorphose de l’humain.
Les dires de Zarathoustra, la « fatalité » nietzschéenne, peuvent-ils nous aider à relever le défi écologique de cette première moitié du XXIe siècle ? C’est la conviction d’un jeune philosophe, Benoît Berthelier, dont il faut saluer le premier livre, réussite dans sa forme, malgré certaines redites, et dans son expression. Il est vrai que les versions les plus conscientes du discours écologiste nous enjoignent de redevenir « terrestres ». Après le démon de la perversité et celui de l’analogie, voici les méfaits du démon de l’abstraction qui nous a rendus idéalistes, désincorporés. Alors même que nous n’avons plus aucune idée de ce que peut être la matière, pas celle de la physique, que nous sautons comme des cabris pour crier, avec Spinoza : « le corps, le corps », dont nous n’avons plus non plus le moindre sens, nous nous croyons matérialistes ‒ dans un « sens trivial », le sens de ceux « qui ne savent toujours pas ce que c’est qu’une existence terrestre » ‒ et fiers d’avoir enfin échappé au spirituel éthéré. Cette situation dans laquelle nous a placés le « capitalocène » (variante plus précise de l’Anthropocène), c’est-à-dire ce système de poursuite à tout prix de la croissance, nous rend toujours plus « lourds », et le terme ici n’a plus rien de métaphorique, puisqu’il s’agit du poids de l’occupation terrestre de l’humanité. Lourdeur paradoxale, car, dans le même temps, conséquence de notre pseudo (à des yeux nietzschéens) légèreté, course jamais achevée vers notre émancipation chtonienne.
Benoît Berthelier n’est pas seul dans sa tentative d’établir Nietzsche en inspirateur de l’écologie. Il l’est certes un peu en France, mais pas chez nos voisins, notamment autour de la revue Nietzsche Studien. Il a pu également se sentir soutenu par une série de relectures très suggestives d’un autre des philosophes du soupçon. Elles tentent de déchiffrer dans l’œuvre de Marx, et à la suite d’auteurs comme André Gorz, Michael Löwy, ou John Bellamy Foster (en français : Marx écologiste, Amsterdam, 2011), ou, en un sens, Pierre Charbonnier, une source d’inspiration possible pour la pensée écologique. De ce mouvement, nommé parfois « écosocialisme » et de ses représentants les plus jeunes, la revue en ligne Terrestres s’est fait l’écho.
Mais si Marx semble offrir un ancrage philosophique solide aux analyses qui cherchent à rendre compte des logiques économiques à l’œuvre dans la destruction de la planète, en est-il de même pour Nietzsche ? Fidèle à la posture médicale d’une certaine philosophie, il nous fournit une généalogie de la situation présente : le dressage moral platonicien-chrétien a engendré le monde moderne structuré par la Science et la Production. Mais ce même monde, parvenu à un tel point de sublimation et de spiritualisation ‒ la « véracité » de la science, le courage de l’industrie, etc. ‒, devient une menace pour la Vie. C’est donc un changement de régime (au sens diététique), un allégement du poids des absolus (la croissance, le développement…) qu’il faut promouvoir. C’est bien pourquoi, écartant assez vite la « grande politique » du solitaire de Sils-Maria comme « inacceptable dans le cadre de la perspective d’une philosophie de l’environnement », l’ouvrage de Benoît Berthelier se focalise sur la question de la puissance.
Remarquons qu’il s’agit également d’une des questions fondamentales du Heidegger des années 1936-1941, dans le sillage de laquelle il cherchera à élucider le sens de la phusis grecque hors du paradigme de la production. La « puissance » chez Nietzsche n’a que peu de rapports avec les développements politico-économiques du concept hobbesien de potentia auxquels Elias Canetti avait pensé « tordre le cou » en écrivant Masse et puissance. Elle n’est en rien le pendant spéculatif de la fameuse déclaration de Cecil Rhodes, contemporain du philosophe : « l’expansion, tout est là, si je pouvais j’annexerais les planètes ». Berthelier nous fait bien comprendre que l’on n’échappe pas à l’évaluation déterminée par le quantum d’énergie générée par la volonté de puissance (alias « nature ») et que tout le problème va résider dans le « type » de puissance, « un type radicalement neuf, autre qu’humain ». L’évaluation morale s’épuise dans le nihilisme ; il faut donc rechercher la « bonne évaluation », celle de la « grande santé », celle qui part du corps sensible, du bas, du glaiseux, tout ce qui fait « le désespoir icarien », écrit Bataille dans sa polémique avec Breton. Le Nietzsche de Berthelier promeut une écologie à la fois prophylactique et curative ; les mots du livre sont « thérapeutique » et « diététique », dépassant la réappropriation du sensible de Feuerbach, qui laisse jouer un « différentiel de puissance », une sorte de potentiomètre pulsionnel, dans un sens créateur, à force de multiplication des perspectives (regarder avec « des centaines d’yeux »), censé libérer des potentialités infinies de vie.
Que l’avenir de l’habitabilité de la Terre suppose une transformation de l’homme – à commencer par une redéfinition de ses besoins, à laquelle Marx peut sans doute nous aider, et, de proche en proche, de l’entier déploiement de sa vie économique – exige une réélaboration, non seulement théorique mais aussi pratique, de sa relation au vivant pour en finir avec un certain anthropocentrisme, apparaît comme un acquis de la pensée écologique. Mais, malgré la clarté du livre de Benoît Berthelier, on persiste à ne pas voir nettement l’apport éventuel de Nietzsche. Il peut certainement éviter que l’écologie devienne « une passion triste », une nouvelle religion, un totalitarisme vert, il nous avertit que la question écologique est à hauteur d’un changement de type d’homme, ou plus justement encore d’un changement de sensibilité, de sensorium, mais il échoue à déterminer précisément quel type (ou « style ») de puissance serait nécessaire pour échapper à l’enfer pour tous les vivants d’une Terre inhabitable – pire, il ne peut pas le déterminer étant donné l’imprévisibilité dansante de ses résultats. Si la mythique nietzschéenne offre une herméneutique critique du nihilisme destructeur, le projet de naturalisation de l’homme ouvre-t-il une voie vers la « terrestralisation », c’est-à-dire à une réincorporation de la sensibilité à « ce sur quoi et ce de quoi nous vivons » ? Est-il certain que nous ayons dépassé le Feuerbach des Principes d’une philosophie de l’avenir : « un être qui respire est impensable sans l’air, un être qui voit, impensable sans la lumière » ? La « grande santé », plutôt que « l’heuristique de la peur » de Hans Jonas, favorise-t-elle davantage une production du terrestre qui nous produise comme terrestres ?
Benoît Berthelier a peut-être tort, alors, d’ironiser sur le projet latourien d’une écologie « politique » et « cartographique » (voir le dernier livre de Baptiste Morizot, L’inexploré, éd. Wildproject). Elle a le mérite de faire jouer ensemble descriptions scientifiques des processus naturels et usages du monde dans des pratiques humaines précises et localisées, en vue de réinscrire ces dernières au sein des pratiques d’autres êtres vivants qui ont fait de la planète ce qu’elle est.