Thomas Demand est un photographe allemand qui a étudié à la Kunstakademie de Düsseldorf, où se sont formés nombre d’artistes importants comme Thomas Struth, Thomas Ruff ou Andreas Gursky. À la différence de ses aînés, Thomas Demand, né en 1964, a commencé par étudier la sculpture, ce qui l’a conduit à élaborer une œuvre originale mariant maquettisme et photographie. Il a également réalisé des vidéos à partir de maquettes. Le musée du Jeu de paume présente une large rétrospective de ses œuvres courant sur près de trente ans, de 1994 à 2021, accompagnée d’un catalogue préfacé par Douglas Fogle et intitulé Le bégaiement de l’histoire.
Exposition Thomas Demand. Le bégaiement de l’histoire. Musée du Jeu de Paume, Paris. Jusqu’au 28 mai 2023
Pour bien voir la rétrospective des photos de Thomas Demand au musée du Jeu de paume, il vaut mieux ne rien savoir de son œuvre (ou, comme c’était mon cas, avoir oublié qu’on avait déjà vu ses images et même lu des commentaires à son propos, oubli qui n’est peut-être pas sans rapport avec la nature de ces images). Et de même, on a tout intérêt à regarder ses grands formats sur plexiglas sans se pencher tout de suite sur les cartels explicatifs qui les accompagnent. On a plus de chances alors d’observer sur soi-même les effets que produisent ces images. Un coin de baignoire encore remplie d’eau savonneuse dans l’angle d’une salle de bain. Une chambre d’hôtel sans fenêtre, au lit impeccablement fait sous un éclairage artificiel. Une boutique de photocopieuses aux couvercles levés, vide de tout usager. Une salle de contrôle aux écrans éteints et aux pupitres surchargés de voyants et de manettes inertes. De longues tables scandées par des piles vierges de papiers jaunes, des téléphones de bureau et des chemises de carton fuchsia apparemment dénuées de contenu. Un angle de pièce laissant voir un lit encombré de cartons vides ainsi qu’une table avec une machine à écrire blanche, une tasse à café jaune et des papiers épars. Une sorte de table de conférence comportant trois sièges, trois tas de papier blanc et trois verres, chacun rempli d’un liquide différemment coloré, sur fond d’un décor fait d’une série de bandes de couleurs verticales très saturées qui vont du carmin au vert pomme.
Les intérieurs de Demand ont un aspect absolument neuf. Ils ne comportent pas d’ouverture, sont dénués de toute poussière et baignés d’une lumière artificielle partout égale. On y trouve peu d’ombres et on n’y décèle aucune profondeur de champ, tous les plans étant d’une égale et parfaite netteté. On devine qu’ils sont également insonores (un coin de plafond, étrangement matelassé, d’où pendent des micros, se révèle appartenir à une « chambre anéchoïque », destinée à exclure tout bruit extérieur). Ces lieux produisent un effet d’obturation totale, comme si tout dehors était désormais hors d’atteinte. Ils apparaissent aussi complètement inhabitables. Ce n’est pas qu’ils auraient été « désertés » par des humains, c’est qu’aucun être humain ne pourrait y entrer et y survivre dans l’univers d’objets impeccables, vierges et clos qui les emplit. Autant vouloir habiter un monde d’idées platoniciennes, dormir dans une idée de lit, travailler dans une idée de bureau, de lampe ou de téléphone. La précision n’est donc pas ici du même ordre que celle de la peinture hyperréaliste, tout aussi figée mais qui ne se refuse pas au détail et au particulier. Demand ne fait pas des photos hyperréalistes. Il nous offre une visualisation précise d’abstractions vivement colorées.
Que ces espaces soient à la fois idéels et inutilisables, on s’en aperçoit peu à peu en repérant des détails intrigants : les prises électriques sont aveugles, les lettres éparses sur le sol jetées par la fente d’une porte ne comportent ni nom de destinataire ni adresse, la machine à écrire n’a pas de marques de lettres sur ses touches, les nombreux papiers et dossiers sont toujours vierges d’inscription, les oreillers ont des plis plus cassants que s’ils étaient vraiment en coton, la surface d’eau sale de la baignoire a quelque chose de statique et d’opaque. Et une première clé de l’énigme nous est tout de suite livrée par les panneaux de présentation de l’exposition. Nous n’avons pas affaire à des photographies d’objets et de décors réels mais de maquettes en papier et carton, ce qui éloigne ce que nous voyons d’un degré supplémentaire de réalité : il ne s’agit pas d’ « idées » de choses du monde mais d’idées de reproductions en papier de choses du monde. Et, en une sorte d’injonction esthétique contradictoire, Demand pousse très loin le jeu du trompe-l’œil et du détrompe-l’œil, de la perfection illusionniste de ses images et de la discrète dénonciation de leur caractère artificiel et fabriqué. Il prend au jeu le spectateur, le forçant simultanément à chercher dans l’image des traces d’artifice (une découpure un peu moins nette, un contour de savon trop raide, la trace d’une fente d’assemblage de plans) et à lui faire admettre le caractère absolument convaincant de ses décors (la lumière neutre et uniforme qui les « néonise » n’est pas pour rien dans cette impression de netteté intemporelle). Il force ainsi le regard à une oscillation dont on ne se déprend pas aisément.
Puis vient un second moment d’étonnement et de sidération lorsqu’on se penche plus précisément sur les cartels explicatifs de ces grandes images sur plexiglas. C’est que nombre des lieux représentés qui nous paraissaient d’une neutralité utopique et totalement inventée ont en réalité une « histoire ». Ils ont, pour beaucoup, été inspirés par des photos de presse, puis transposés en trois dimensions. Et ces lieux ont été souvent le cadre d’événements inquiétants ou violents. La chambre d’hôtel anonyme dont on nous montre lit, murs, porte et plafond est celle qui a tenu lieu de planque à Edward Snowden, à Cheremetievo, dans la zone de transit de Moscou, dans son errance après la révélation qu’il fit des informations top-secrètes de la National Security Agency. La baignoire à l’eau sale est celle d’une chambre de l’hôtel Beau Rivage à Genève où l’on retrouva le corps sans vie d’Uwe Barschel, homme politique allemand soupçonné de chantage sexuel. La salle de contrôle déserte est celle de la centrale de Fukushima après la catastrophe dont elle a été le théâtre. Et telle pièce aux meubles brisées et aux fenêtres sorties de leurs gonds est inspirée de celle du QG de Hitler à Rastenburg, après l’échec de l’attentat à la bombe perpétré contre lui en juillet 1944. Par « histoire », il faut donc entendre souvent les petites histoires ou faits divers liés à la grande Histoire, tels que les médias en fournissent indistinctement l’illustration.
Dans un texte fameux, Walter Benjamin voyait dans les photographies parisiennes d’Eugène Atget autant de scènes de crime possibles. Mais c’était à la faveur de l’inquiétante étrangeté surréaliste qui se dégageait des décors désertés, pittoresques et souvent décatis qu’offrait alors la capitale. On pourrait dire que le travail de Demand vise exactement au contraire : non pas à suggérer la violence dont les lieux ont pu être les témoins, mais à l’effacer. Tant qu’à invoquer « l’histoire » (dans l’ambiguïté du terme entre minuscule et majuscule), plutôt que d’intituler la rétrospective de Demand « bégaiement de l’histoire », on aurait peut-être été plus inspiré de la présenter comme le « blanchiment de l’histoire ». Et ce « blanchiment » serait moins convaincant, il serait purement « théorique », et somme toute anecdotique, s’il trouvait sa clé seulement dans les explications tout extérieures qui nous sont données ici ou là de l’origine des images. Son efficace repose sur autre chose : c’est qu’il s’exerce depuis le dedans de l’image et par un travail sur leur purification plastique. L’inquiétude du regard vient de la fêlure entre l’effacement rigoureux de toute imperfection humaine et les indices d’une fabrication fallacieuse de la réalité. Par une sorte de paradoxe absolu, Demand en vient donc à nous montrer un effacement de traces dont il se fait lui-même l’opérateur. Et, malgré les tentatives de quelques commentaires pour en moraliser ou en politiser l’intention comme appels à des « prises de conscience », il n’est pas aisé d’arraisonner ce mouvement.
Pour ma part, il me semble que l’exercice répété d’un saut hors de l’histoire (petite ou grande, personnelle ou collective) a projeté Demand dans une dimension ontologique propre – celle de purs simulacres poussés à leur perfection par la transfiguration photographique qu’il leur offre. Et il a décidé d’en projeter l’éclairage sur de nombreux aspects de la réalité. Car ses œuvres ne se limitent pas à ce qu’on pourrait appeler, par analogie avec les Beaux-Arts, de la « photographie d’Histoire ». Demand s’est aussi risqué à de monumentales « photographies de paysages ». Sa Clairière (2003) a nécessité la fabrication de 260 000 feuilles d’arbre et mesure près de 2 x 5 m. La reconstitution panoramique (2 x 4,4 m) d’une Grotte naturelle (2006) a requis plusieurs tonnes de carton et c’est aussi la seule maquette que Demand n’a pas détruite après usage. Enfin, son Étang (2 x 4 m, 2020) fait clairement allusion aux Nymphéas de Monet. Mais le traitement que Demand inflige à la nature participe d’un même geste de purification par le simulacre que sa « photographie d’histoire ». Cette fois, ce n’est pas l’histoire humaine qu’il s’agit de « blanchir », en en éradiquant toute présence, mais la vie naturelle, que le processus de re-fabrication de Demand débarrasse de ses moisissures et de son caractère essentiellement périssable pour en donner une version dévitalisée, comme cryogénisée par le revêtement de plexiglas, et d’allure quasi éternelle.
Cependant, à côté de ces « grands genres » représentatifs, Demand à partir de 2008, a pratiqué une photographie de taille plus modeste et comparable au « petit genre » de la nature morte. Ce sont les Dailies, inspirés par des clichés au téléphone portable de détails insignifiants cueillis dans la rue ou au gré de ses déplacements. Un gobelet en carton coincé dans un grillage, une laisse de chien nouée autour d’un poteau, un cendrier criblé de mégots… Ici, ce ne sont plus des « histoires » qui ont été effacées mais d’infimes anecdotes dont les photos sont les indices muets. Il est remarquable de constater que, quelles que soient les variations d’ampleur du sujet et la période où Demand les a réalisées, toutes ses photographies sont baignées du même vide, de la même lumière neutre et irréelle. Tout se passe comme si, dans son œuvre non plus, malgré les décennies, le temps ne passait pas, définitivement cloué au même projet par un dispositif toujours semblable et d’une redoutable efficacité pour arracher toute particularité à elle-même et la projeter sur le même plan idéel et mort.
De véritable tournant dans son œuvre, on n’en observe qu’un, ces dernières années. Et il est d’ordre réflexif. Dans sa série Model Studies (2020), Demand s’est penché sur des gestes « frères » du sien, à savoir les travaux préparatoires en papier d’architectes ou de couturiers. Et il a photographié des matériaux analogues à ceux qui lui servent à construire son propre univers visible. Mais, au lieu de les engager dans des simulacres de scènes réelles, il les a laissés dans leur état de matériaux et de projets, comme un magasin de formes colorées et abstraites qui valent pour elles-mêmes. Pour finir, c’est peut-être la photo Atelier qui livre l’allégorie la plus claire de son travail. Elle s’inspire d’une photo de l’atelier de Matisse, le sol jonché de chutes de papier de couleur évidées par les découpages qu’y a pratiqués l’artiste. Ce qu’il nous montre ainsi, c’est une sorte de négatif fantomatique d’une œuvre de papier qui brille autant par son absence que par sa présence photographique.