Deux blocs d’abîme

Il y a un an, En attendant Nadeau s’interrogeait sur « l’étrange objet éditorial » que constituait Guerre, le premier des « manuscrits retrouvés » de Louis-Ferdinand Céline à être publié. Cette réflexion s’est poursuivie avec la lecture de Londres cet automne : Philippe Roussin soulignait que sa « vocation naturelle aurait été de paraître dans les Cahiers de la NRF, collection d’archives, de documents littéraires et d’inédits». Aujourd’hui, l’écrivain et éditeur Yves Pagès expose pour En attendant Nadeau les raisons pour lesquelles ces deux textes renouvellent la lecture de l’œuvre célinienne.

Tout juste sorti en libraire, un nouveau texte inachevé de Céline – La volonté du Roi Krogold, revisitant des légendes médiévales –, dont quelques extraits avaient déjà essaimé dans Mort à crédit, puis dans deux autres œuvres récemment exhumées, Guerre et Londres, montre comment ces trois matrices d’écriture ont été conçues dans une même période, difficile à dater précisément, mais, sans nul doute désormais, comprise entre la sortie de Voyage au bout de la nuit et le parachèvement du roman suivant, soit 1933-1936. Étrangement, lors de la publication de Guerre, les polémiques se sont concentrées sur sa datation ou sur son appareil critique, comme si la génétique des textes, telle préface obligée d’un ayant-droit ou un glossaire expéditif, primaient sur les enjeux imaginaires d’un copieux manuscrit – délaissé par l’auteur sans revisitation finale, il est vrai, mais de forte cohérence interne. L’arrivée de Londres, six mois plus tard, n’a pas totalement éteint ces polémiques annexes et a renforcé d’autant la méfiance a priori des critiques « de gauche » envers le sexisme foncier de cet écrivain pré-fasciste puisque entaché d’avance par ses positions pamphlétaires ultérieures – incontestablement empreintes d’un racisme biologique surenchérissant sur les mesures antisémites de la révolution nationale vichyste.

Guerre et Londres, de Céline : deux blocs d'abîme

Louis Destouches, vers 1916. Collection François Gibault

Rappelons d’emblée que, hors leurs circonstances anecdotiques sans intérêt, le surgissement de ces deux manuscrits initiaux ajoute à l’histoire passionnante des fabriques d’écriture des grands monstres littéraires. Et dans ce cas précis, les deux œuvres ne jouent pas le même rôle. Si Guerre semble un isolat détaché du premier tiers de Voyage au bout de la nuit, il s’agit d’une pièce manquante traumatique rajustée après coup, selon une visée autobiographique qui remet le couteau dans la même plaie : la scène primitive d’une mort évitée de peu par le soldat Destouches en mission au-delà des lignes de front, blessure suivie d’un séjour dans un hôpital de campagne, entre convalescence et menace d’un retour au combat. Quant à Londres, c’est un galop d’essai inaugurant le terrain d’aventures d’une bohème londonienne – transposé, lui aussi, à partir d’un épisode vécu durant le séjour outre-Manche du réformé Destouches entre 1915 et 1916 – et qui donnera lieu, quelques années plus tard, à l’énorme Guignol’s Band, repris de fond en comble au début des années 1940 selon un axe narratif très différent. Ainsi Guerre comble-t-il au plus intime un trou de mémoire, tandis que Londres cartographie le hors-champ exotique d’une nostalgie ayant changé de nature une fois l’ouvrage remanié durant l’Occupation.

On gagnerait à envisager ces deux manuscrits sauvés de l’oubli comme un continuum romanesque, certes inabouti mais habité par quelques points communs saillants. Le plus évident, c’est que leur crudité même, en partie liée à un usage débridé d’une sur-oralité au style indirect libre, les aurait voués à une censure immédiate dans les années 1930 : dans Guerre, les chapitres concernant l’infirmière Mlle Lespinasse, branleuse de troufions blessés, moribonds ou déjà trépassés, auraient été blanchis ; dans Londres, il aurait fallu caviarder la moitié du volume donnant à voir les rapports sexuels liés aux ébats tarifés de la prostitution, et à ses dégâts collatéraux : tabassages, viols et avortements. Et nul doute que Céline en avait quelque idée, à l’heure de laisser ces projets en jachère, surtout après les coupes partielles de Mort à crédit qui allaient durablement l’échauder.

Un autre point de convergence de ce cycle rétrospectif – issu d’un triptyque de 1912 à 1917 aux jointures assumées : Londres comme séquelle de Guerre, et le futur Casse-pipe programmé comme préquelle – tient à une humeur latente qui le parcourt de bout en bout : la peur panique d’être renvoyé au front. Dans Guerre, cette crainte est obsédante chez l’alité Ferdinand, soigné dans une ville de garnison justement nommée Peur-sur-la-Lys, avant d’être finalement décoré, tandis que son compagnon de chambrée, le proxénète Bébert, alias Cascade – ayant rapatrié sur place sa « gagneuse » Angèle depuis Pigalle –, finira, lui, devant un peloton d’exécution. D’où ce constat sans appel : « Ils me faisaient chier les autres dans la tôle avec leurs faits d’armes. Au moment qu’on a appris qu’il avait été fusillé pour finir, Cascade, ils se sont mis tous à débloquer à propos de leurs bravoures. » C’est le fatidique dilemme du livre entier : soit on est passé par les armes, soit on reçoit une médaille. De fait, tout blessé ou commotionné pouvait alors être qualifié de simulateur, de déserteur, d’auto-mutilé, et passait par la torpille électrique du docteur Vincent avant d’être renvoyé sur le champ de bataille.

Guerre et Londres, de Céline : deux blocs d'abîme

Louis Destouches au 12ème régiment de cuirassiers, au quartier de cavalerie de Rambouillet, vers 1913. Collection VRC

Ainsi Céline déconstruit-il de manière radicale le pseudo code d’honneur de la Grande Guerre : une loterie barbare, et cela avec une virulence subversive portée à son comble émotif. D’ailleurs, cette épée de Damoclès belliciste est tout aussi palpable chez ses acolytes de la pension Leicester : « Ils étaient bien heureux les petits potes personnellement de pas être rappelés au guignol, d’être en sursis encore, les derniers macs à Londres. » Au sein du deuxième volume inédit, la pression belliciste n’est pas moins présente, s’incarnant dans les mésaventures d’une bande de « souteneurs » français planqués outre-Manche et soucieux de semer les sergents recruteurs de Scotland Yard pour échapper à leur foutu devoir patriotique. Ainsi les deux romans cultivent-ils un même esprit réfractaire, celui de l’étudiant en médecine Princhard du Voyage, adepte de la « reprise individuelle » anarchiste, qui avait conclu sa harangue anti-guerre d’un adage fétiche : « Alors vivent les fous et les lâches ! », anti-héros exemplaire promis lui aussi à « disparaître », autrement dit à être passé par les armes.

Jonction fictionnelle oblige entre Guerre et Londres, voilà le narrateur de la saga londonienne dans la peau d’un souteneur, vivant au crochet de la prostituée Angèle qui profite des largesses du major Purcell, rentré au pays après sa mission à Peur-sur-Lys. D’où une foultitude de scènes mettant aux prises une vingtaine de racoleuses, quelques macs pathétiques, un caïd en chef, Cantaloup, et l’indic Bijou. Certains trouveront d’un graveleux répétitif certains épisodes. Reste qu’il s’agit aussi d’un tableau clinique du milieu prostitutionnel, de ses modes de domination, qui ne cache rien des souffrances des premières concernées, ni de leur sourde stratégie d’émancipation face à leurs mâles profiteurs aux mœurs abjectes. On repense ici à l’ambivalence du tableau psycho-pathologique que dressait Céline des banlieusards dans Voyage au bout de la nuit, peu ragoutant mais bouleversant, jamais l’un sans l’autre.

S’il paraissait évident que Guignol’s Band puisait sa source chorégraphique et musicale dans L’Opéra du gueux de John Gay (réactualisé en 1928 par Brecht sous le titre L’Opéra de quat’sous), en plongeant le narrateur rescapé du front au sein d’un panorama ethnique disparate, à l’image de l’East End d’alors où affluaient tant de Juifs ayant fui les pogroms européens, sans oublier une flopée de « métèques » et d’excentriques hindouistes ou asiatiques, Céline le faisait à mots couverts sans trop s’attarder sur leur origine, d’autant qu’il venait dans plusieurs pamphlets de vitupérer le métissage mondial organisé par les « Sémites ». Alors qu’ici, avec Londres, il fait un sort explicitement bienveillant au docteur Yugenbitz, médecin au London Hospital et juif socialiste expatrié de Russie pour des raisons politico-ethniques, personnage crucial pratiquant des avortements clandestins. Le narrateur va même jusqu’à confier que ce médecin des pauvres lui aurait insufflé une vocation médicale, curieuse dette avouée envers l’un de ces « youpins » qu’il conspuera bientôt sur tous les tons. Comme quoi la première version de ce livre se situe bien sur la ligne de crête d’un basculement xénophobe et d’une nostalgie pour le gai savoir d’un séjour dans la capitale d’essence cosmopolite.

Guerre et Londres, de Céline : deux blocs d'abîme

Première page du manuscrit autographe de « Londres », vers 1934. Collection Succession Lucette Destouches

L’énorme premier jet romanesque de Londres met aussi en scène un certain Borokrom, un des rares « amis » du narrateur, qui réapparaîtra dans Guignol’s Band, mais sous la forme édulcorée d’un infatigable pianiste obèse. Or, il a, dans sa version initiale, une autre densité, dépliée sur plusieurs dizaines de pages, mettant au jour les aléas de ses ancrages politiques, celle d’un anarchiste désillusionné. Au fil de l’exposition du passé tumultueux de Borokrom, Céline exprime en sourdine un vrai compagnonnage avec ce lutteur acharné contre la tyrannie, qui a jeté une de ses « bombes à l’égout » pour ne pas blesser des civils juifs à Kiev, qui a « adhéré à bien des partis, tous révolutionnaires, pourri en prison, tant de fois » et qui, ne voulant plus « adhérer à rien », a rejoint Londres pendant la guerre. Dorénavant, le voilà qui continue, « tout seul [à] s’époumoner » pour la bonne cause à Trafalgar Square, non sans « engueuler les socialistes », préférant Bakounine à Marx tout en se documentant sur les grèves et soulèvements en cours. Et c’est sans doute le seul endroit dans l’œuvre célinienne, avec le premier chapitre du Voyage, où l’auteur donne à ses propres désillusions un ancrage explicitement libertaire : « Je me suis fourvoyé comme les autres. À présent abruti par les réalités j’aboie comme les autres pour faire du bruit Ferdinand, rien que pour faire du bruit, pour avoir moins peur. […] Je monte sur les estrades, avec les autres, roter mon néant. Je gueule au vainqueur mais je n’y crois pas, lui non plus. Toute opinion n’est qu’une entorse un peu douloureuse qui fait hurler quand on force ».

Ici s’exprime avec une verve inextinguible la voix ventriloquée du jeune Destouches aux prises avec sa déception précoce envers tout idéalisme, truqué d’avance ou voué à quelque effet pervers. Et Londres aura donc, parmi d’autres intérêts, celui d’avoir exhumé le creuset du scepticisme misanthropique de Céline – lui qui a découvert auprès de Borokrom les « classes sociales » et un prolétariat apatride surexploité, au moment même où la boucherie de 14-18 signait la trahison des gauches de l’Union sacrée, promettant la Victoire en chantant au terme d’une « guerre juste », en enterrant d’autant les « lendemains qui chantent » révolutionnaires. Si l’on sait à quelles extrémités – racistes et antisémites – a pu conduire cette forme de dépit anti-politique, il serait trompeur d’en nier la source complexe, issu de paradoxaux motifs d’amertumes soudain associées fictionnellement à une confrérie haute en couleur de sans-patrie. Qu’on n’aille pas y voir une façon d’atténuer la « tache de sang intellectuelle » des écrits propagandistes xénophobes de Céline. Cette dérive garde évidemment sa part de mystère insondable, mais sans abolir la figure de l’enchanteur désenchanté Borokrom qui, au milieu des proscrits, gueux et catins d’un Londres magnifié par la fiction, préserve un parfum de subversion antipatriotique et de désertion des normes sociales.


Yves Pagès est écrivain et éditeur aux éditions Verticales. Il est notamment l’auteur de Céline, fictions du politique (Gallimard, coll. « Tel », 2010).
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