Il convient de féliciter les éditeurs de ces deux monuments critiques, rendus indispensables par la redécouverte de manuscrits (ou de la totalité des manuscrits, on ne peut être affirmatif sur ce point) abandonnés par Céline en France quand il fuit son pays le 17 juin 1944, onze jours après le débarquement de l’armada alliée qui va bouter les nazis hors de leur conquête et bientôt sonner pour les « collabos » dont il était le plus illustre l’heure des comptes. Ce trésor a été retrouvé en 2021-2022.
Céline, Romans 1932-1934. Édition établie par Henri Godard avec Pascal Fouché et Régis Tettamanzi. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 552 p., 70,50 €
Céline, Romans 1936-1947. Édition établie par Henri Godard avec Pascal Fouché. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 956 p., 78,50 €
Frédéric Vitoux, Album Louis-Ferdinand Céline. Gallimard, 256 p., 221 illustrations, offert pour l’achat de trois volumes de la Pléiade
De quels manuscrits s’agit-il ? Dans le volume 1932-1934, consacré essentiellement à Voyage au bout de la nuit, de l’étrange fantaisie médiévale La volonté du roi Krogold, dont une ébauche, également reprise et commentée par Régis Tettamanzi, s’appelle La légende du roi René, et de deux autres longs textes, l’un, Guerre, dont le titre est celui donné par les éditeurs Pascal Fouché et Henri Godard, l’autre, Londres, titre choisi par l’auteur.
Un travail d’une érudition impeccable accompagne ces inédits et mérite qu’on s’y attarde. Il démontre que, dès la sortie triomphale de Voyage au bout de la nuit, le 20 octobre 1932, la machine à écrire célinienne – un sacré moteur à explosion qui connaîtra des ratés mais fonctionnera néanmoins jusqu’à l’épuisement et à la mort du forcené littéraire le 1er juillet 1961, à soixante-sept ans – s’est mise en branle sur un schéma plus directement autobiographique en substituant aux aventures de Bardamu ce qu’Henri Godard nomme « un cycle de Ferdinand ».
Ce cycle comporte trois volets : Enfance (ce sera Mort à crédit), Guerre (qui s’épanouira en Casse-pipe), Londres (matrice de Guignol’s Band). Ce sont là de ma part des simplifications, les très copieuses et vraiment passionnantes Notices prennent toutes les précautions nécessaires pour nuancer ces découvertes. Mais, aux yeux du lecteur moyen que je suis, une conclusion s’impose : Céline n’a jamais raconté (enjolivé, noirci, supplémenté en délires), d’un bout à l’autre de sa carrière, ou de son fiasco, que sa propre histoire. Son imagination échevelée (démente ou, en tout cas, plus encline à s’appuyer sur le mensonge que sur la vérité), il ne l’a exercée qu’à partir d’expériences vécues, dans la réalité ou le fantasme, toutes autocentrées, autarciques jusqu’à la suffocation, prodigieusement égotistes.
Sauf quand il s’essaye à une évasion dans l’imaginaire enfantin des contes, ce que Krogold, une merveilleuse fresque de trahison, de violence et d’amour, illustre à plaisir, tout en étant, lu aujourd’hui, à la fois un hapax à l’intérieur de ce volume et un échec littéraire patent, que le spécialiste de Céline ne saurait cependant négliger puisque l’auteur lui-même attachait à cette suite d’épisodes pleins de bruit et de fureur (en stuc) assez d’importance pour glisser des fragments du manuscrit refusé par Denoël dans certaines de ses œuvres publiées (Mort à crédit, notamment). Aberration ? Certes, mais aussi manifestation d’un goût pour la fantasmagorie qui a un caractère assez ingénu (Céline se souvient parfois avec émotion de Méliès, et le théâtre, le ballet surtout, pour lequel il écrira, font partie de ses passions les moins impures).
Quant aux deux gros morceaux inédits, Guerre, qui commence ex abrupto par un récit halluciné de la blessure reçue le 27 octobre 1914 en mission héroïque qui lui vaudra la croix de guerre et la réforme définitive le 16 décembre 1915, et Londres où, tout de suite après la réforme, il occupe des fonctions au consulat de France et profite, pendant un an, d’une expérience extatique pour lui (celle du bonheur d’exister loin du front dans le milieu des souteneurs de Soho), on ne saurait dire qu’ils apportent au lecteur de révélation esthétique bouleversante.
Il y a dans ces deux lots d’inédits des passages d’un comique grinçant assez enlevés, mais aucun sentiment de nouveauté absolue ne submerge le lecteur sur le seul plan qui compte, celui de l’écriture. Rien de comparable au choc indiscutable produit par le Voyage, où s’inaugurait une vibration poétique de la phrase, une construction rythmique et mélodique des séquences sans exemple dans les romans du temps depuis la mort de Proust, Bernanos excepté.
En revanche, la richesse de la présentation et des commentaires de ces textes permet, en particulier, de se faire une idée enfin claire de la dérive amorcée par l’œuvre entière en direction d’un délire – mi-spontané mi-volontaire – préparé par L’Église, publié en 1933, qui s’étalera dans les trois pamphlets venimeux écrits à partir de l’été 1937.
Pourtant, c’est dans le second volume, consacré à la production romanesque 1936-1947, que se révèle, grâce à une Notice magistrale d’Henri Godard, la genèse de l’antisémitisme répugnant qui interdira pour toujours de lire Céline avec la confiance et la sympathie indissociables du véritable plaisir de la lecture. Cet énorme pavé de près de deux mille pages s’ouvre en effet par Mort à crédit, publié en mai 1936, l’année entre toutes mythique et glorieuse du Front populaire. Ce livre constitue sans doute, Henri Godard le pense et il a pour cela d’excellentes raisons, le chef-d’œuvre de Céline. Un texte, en tout cas, porté par la puissance émotionnelle du retour sur sa propre enfance, dont il chérit le souvenir en dépit de la couleur sombre dont il l’affuble à travers le système de dépréciation délirante du réel qu’il s’est inventé. Mort à crédit hausse en effet jusqu’à une sorte de perfection les nouveautés esthétiques en germe dans l’écriture du Voyage.
Les trois points de suspension seront désormais pour l’auteur le moyen privilégié de la scansion du texte. L’emploi de l’octosyllabe se souvient de Villon et par ailleurs mime un état permanent d’essoufflement, de hâte et en même temps d’impossibilité de dire le caractère brûlant, ou obscène, ou désordonné, du monologue intérieur. L’orchestration des scènes, souvent sulfureuses, quand elles ne tendent pas à un burlesque aussi désespérant que celui de Harry Langdon, obéit à un principe d’accumulation des images et des affects, d’accélération des mouvements, de distorsion des attitudes et des gestes, qui me semble devoir beaucoup à certain cinéma comique français précurseur de la slapstick comedy américaine, délibérément nonsensique et agressif, qu’on trouve, par exemple, au temps de l’enfance et de l’adolescence de Céline, chez l’inénarrable Jean Durand.
Ainsi s’organisent et se défont sous nos yeux des séquences – celles du passage des Bérésinas, des tentatives funestes de sorties banlieusardes, de voyage en bateau vers l’Angleterre – une croisière des vomissements – avec une logique en roue libre dans l’autodestruction conduite à son acmé de folie textuelle. Le grand Céline est là, dans cet excès, qui court le risque néanmoins d’être fatigant à la longue. Et de lasser le public, qui fit à Mort à crédit un accueil mitigé.
Or tout vient de cet accueil. De cette désaffection relative, si tôt après les louanges unanimes à la prose dans l’ensemble fluide, en tout cas plus sage et surtout d’un humanisme trompeur, du Voyage. Ce n’est pas que Mort à crédit manque d’îlots de tendresse, où le pessimisme foncier de l’auteur se donne des vacances. Mais enfin, en visitant ce monument empli d’ordures langagières, brutal, en tout cas peu amène, où le père de l’enfant incarne un antisémitisme primitif, où seul le personnage de la grand-mère maternelle (Caroline dans le roman, mais l’auteur retiendra son prénom réel, Céline, pour en faire son pseudonyme définitif) est entièrement valorisé alors que les mâles sont tous des salopards ou des minables, les femelles des harpies ou des putes, on demeure éberlué devant l’absence d’empathie d’un récit aussi boueux et globalement négatif que celui de Sade.
Oui, tout vient de là, et ce n’est pas une excuse. L’échec relatif de Mort à crédit déclenche aussitôt, à l’été 1937 même qui le suit, une sorte de crise éructante et vengeresse sans aucune grandeur, qui donnera Bagatelles pour un massacre (décembre 1937), puis L’école des cadavres (novembre 1938) et Les beaux draps, écrit dès le retour de l’exode, publié en février 1941. Trois brûlots abjects dont Céline se plaint, auprès de l’Institut d’étude des questions juives (sic) en octobre de la même année, qu’ils ne soient pas intégrés à la fameuse exposition « Le Juif et la France » ouverte au palais Berlitz, sur les Grands Boulevards à Paris (et qui attirera les foules).
Il a suffi que sa vanité d’auteur à succès soit un peu chahutée par l’accueil plutôt tiède fait par la presse et le public à Mort à crédit, effectivement son chef-d’œuvre, pour que quelque chose se déglingue en sa mécanique mentale (ou peut-être retrouve ses marques) et fasse jaillir de son cerveau pourri de bile amère toute l’ignominie dont il était porteur. Beaucoup plus grave encore : si ces accès avaient été réexaminés par lui lors de sa honteuse épopée d’après le 6 juin à l’aube vers Sigmaringen ; si, ayant échappé par miracle à la mise à mort qu’il redoutait à juste titre, une fois revenu en France clopin-clopant en juillet 1951, il avait une seule fois, au cours des dix ans de retraite humiliée qui suivent, consenti à reconnaître ses fautes, on pourrait peut-être – en signalant d’ailleurs que, voisin d’un résistant authentique (Robert Champfleury, qui témoignera en sa faveur) à Montmartre à partir de 1941, il ne l’a pas dénoncé – considérer ces horribles écarts comme une suspicion de paranoïa de type dalinien.
Mais la visite, après la guerre, chez lui à Meudon, de son admirateur américain Milton Hindus, un universitaire juif, qui rentrera aux États-Unis écœuré, met pour toujours les pendules à l’heure : Céline n’aura pas un mot de contrition, jouera constamment auprès de son visiteur le rôle exorbitant de la victime innocente des « épurateurs », semblera ignorer jusqu’au bout les réalités de la solution finale. Était-il idiot à ce point ? Non, mais crapuleux, oui. C’est un des mérites les plus éclatants d’Henri Godard et de ses collègues, mais surtout celui de Frédéric Vitoux, auteur d’un des meilleurs Albums de la Pléiade, riche d’une iconographie sensationnelle commentée sans fadeur, de ne pas s’escrimer à fourrer les cadavres céliniens sous le tapis.
« Céline est aussi bourré de mensonges qu’un furoncle de pus », note le lucide Milton Hindus (cité par Frédéric Vitoux) dans son livre L.-F. Céline tel que je l’ai vu (1969). Le reste du volume 1936-1947 de la Pléiade est occupé par Casse-pipe, avec nombre de scènes drolatiques retrouvées de ce Gaîtés de l’escadron en pantalonnade sinistre, puis par les différents morceaux de Guignol’s Band, ou le cauchemar du Londres proxénète changé en conte de fées. Je préfère pour ma part les romans de la dernière manière, celle de l’asphyxie progressive dont Maurice Nadeau avait repéré jadis, avec sa pénétration coutumière, la frénésie pathétique et la paradoxale force littéraire. D’un château l’autre, Nord et Rigodon figurent inchangés dans les deux autres tomes de la Pléiade voués au « monstre » comme disait Nimier, en lui faisant beaucoup d’honneur.