La méchante reine

Au palmarès des reines les plus haïes en France, deux étrangères se disputaient jadis la première place, Isabeau de Bavière et Catherine de Médicis, coupables respectivement du traité de Troyes qui livra le royaume aux Anglais et du massacre des protestants à la Saint-Barthélemy. Plusieurs historiens, dont Denis Crouzet, ont rouvert le dossier de Catherine au cours des dernières décennies, soulignant les effets de la misogynie et du « monstre Opinion ». C’est maintenant au tour d’Isabeau.


Christine Rérat-Maintigneux, Isabeau de Bavière, reine la plus exécrée de France. Fayard, 208 p., 21,50 €


Isabeau de Bavière, de Christine Rérat-Maintigneux

Entrée d’Isabeau de Bavière à Paris, le 22 août 1389. In « Chroniques » de Jean Froissart (fin XVe siècle)

Christine Rérat-Maintigneux reprend en partie un mémoire soutenu en 1997 sous la direction d’Alain Corbin. Son ouvrage, souligne Corbin en préface, s’attache moins à réhabiliter la traîtresse qu’à retracer l’histoire de cette exécration à travers les siècles dans la littérature dramatique ou romanesque, l’iconographie, et les manuels scolaires. Réputée comme collectionneuse et protectrice des arts, célébrée par Christine de Pizan dans La Cité des dames et dans L’Espitre Othea, Isabeau (vers 1370-1435) apparaît aussi dans plusieurs superbes miniatures illustrant les Chroniques de Froissart. Le livre fait une large place aux descriptions des sculptures, effigies, gravures et tableaux représentant la reine, assorties de quelques reproductions un peu grisâtres, qui donnent envie d’aller les voir de plus près sur les sites de la BnF ou des musées. D’après les enluminures, son arrivée à Paris fut l’occasion de fêtes somptueuses, une simple barque la conduisit à sa dernière demeure. Simple mesure de sécurité comme le pense l’autrice ? Peut-être. Selon la légende d’un tableau exposé au salon de 1822 : « Cette Reine de France mourut à Paris au pouvoir des Anglais, auxquels elle avait livré la France, au détriment de son fils Charles VII. Justement méprisée et oubliée, on ne lui fit point de funérailles : son corps fut remis à un batelier pour le transporter par la Seine à l’Abbaye de Saint-Denis. »

Isabeau de Bavière, de Christine Rérat-Maintigneux

« Le Convoi d’Isabeau de Bavière » d’Henri-Édouard Truchot (1821)

Isabeau est née Elizabeth Wittelsbach, un nom qui rappellera des souvenirs aux amoureux de Sissi l’impératrice. Les accès de folie de son époux Charles VI la font régente à vingt-deux ans, vacillant entre les camps rivaux Armagnacs et Bourguignons. Bientôt on lui reproche son train de vie dispendieux, les largesses dispensées à son entourage, ses liens avec son beau-frère Louis d’Orléans. Liens qui inspireront une longue série de fables sur la possible bâtardise de Charles VII, et feront également de Jeanne d’Arc sa demi-sœur. Christine Rérat-Maintigneux persiste à croire, comme tous ses confrères historiens, que l’ascendance royale de Jeanne est une invention de Pierre Caze, en 1802, alors que Jeanne l’affirme elle-même dans le Henry VI de Shakespeare, où Caze l’a trouvée. Les termes du traité scellent les noces d’Henry V à la princesse Catherine et le désignent comme héritier du trône. Le dauphin fut déchu de son héritage, déclaré illégitime non par un doute sur sa naissance, mais parce qu’il était accusé d’avoir commandité l’assassinat de Jean sans Peur. C’est par ce trou, aurait dit François Ier quand on lui montra le crâne transpercé du duc, que les Anglais sont entrés en France. Mais, ironie du sort, c’est sans doute la jeune Catherine qui a transmis à Henry VI la démence de son propre père.

Isabeau a mis au monde douze enfants, dont quatre fils qui porteront successivement le titre de dauphin, et deux filles qui seront reines d’Angleterre. Si les témoignages contemporains rapportent des rumeurs hostiles sur ses mœurs, c’est plus tard, à l’aube de la Renaissance, que son rôle politique devient l’objet de critiques sévères, la plus grave étant d’avoir déshérité son fils. Son nom varie dans les écrits de l’époque, Ysabeau, Ysabel, variantes qui laissent à l’autrice « une impression de dénigrement », mais qui sont monnaie courante aussi longtemps que l’orthographe reste instable, et que les noms sont transposés dans la langue du pays où ils voyagent. Ainsi, Élisabeth de Valois devient Isabel en Espagne lorsqu’elle épouse Philippe II.

Charles VI, pendant une brève convalescence, avait nommé son épouse tutrice du dauphin, tandis que Gerson la plaçait au sein du conseil créé pour mettre fin au Grand Schisme d’Occident. Rérat-Maintigneux se réfère aux travaux de divers historiens anglophones qui la montrent agissant souvent en médiatrice entre les factions, négociant des alliances et des mariages pour ses enfants. Elle souligne aussi les brutalités endurées pendant les accès de démence du roi, frénésie due à un excès de bile jaune selon les chroniqueurs de l’époque, souvent édulcorés dans les récits plus tardifs. Lors de sa première crise, dans la forêt de Mans, il a tué quatre hommes de son escorte et en a blessé plusieurs autres, mais l’accent violent est mis sur l’homme en haillons qui lui barre la route. Pendant ces crises, Isabeau se réfugie à l’hôtel Barbette, domicile de Louis d’Orléans, et source de nombreux fantasmes. Le dégoût et l’oubli ont dû succéder à son premier mouvement de pitié, estime Rérat-Maintigneux. Selon elle, un autre épisode a pu jouer un rôle crucial dans la rancune d’Isabeau envers son fils. Parce qu’il l’estime sous influence bourguignonne, le Dauphin accepte qu’elle soit exilée à l’abbaye de Marmoutier et privée de ses biens. C’est Jean de Bourgogne qui la délivre, l’installe à Troyes, et l’entretient de ses deniers.

Isabeau de Bavière, de Christine Rérat-Maintigneux

« Isabeau de Bavière et le duc de Bourgogne chez une nécromancienne » de Jean-Louis Dulong (1835)

On passe rapidement sur les textes médiévaux et ceux de la Renaissance, pour arriver au XIXe siècle, domaine de spécialité de l’autrice et de son directeur de recherche. Tel un virus, des griefs posthumes circulent, repris et enflés à chaque relai, chaque génération. Mère dénaturée, mauvaise épouse, sorcière, le dossier à charge s’alourdit dans le contexte des guerres de religion. Pendant la Révolution, Isabeau resurgit en filigrane des crimes imputés à Marie-Antoinette, puis « modelée des fantasmes érotiques » du marquis de Sade qui lui consacre son dernier écrit, où il dénonce par le menu les nombreux vices de la reine. Dans la fièvre antimonarchiste de la Terreur, les tombeaux de l’abbaye de Saint-Denis sont saccagés, les statues de la reine et de son époux sont mises en pièces, raconte un religieux témoin du pillage des cercueils.

Deux ans plus tard, le peintre Alexandre Lenoir ouvre un musée des Monuments français dont trois salles sont consacrées à une « mise en scène théâtralement nostalgique », luxueusement décorée, de la période médiévale. Ici commence la réinvention du Moyen Âge. Lorsque Louis XVIII ferme le musée, Charles et Isabeau retournent à Saint-Denis. L’engouement se prolonge dans une foule d’œuvres dramatiques, romanesques, picturales. D’après les descriptions, les peintres la traitent plutôt bien, autrement mieux que sa représentation dans Perinet Leclerc par Mademoiselle Georges qui l’impose durablement comme « la terrible, la rugissante, la fulgurante Isabeau, ce monstre adoré » (Le Temps). En dépit du succès de ce drame historique, où, soit dit en passant, Juliette Drouet tenait le second rôle féminin, le personnage reste peu élaboré d’une pièce à l’autre, sans commune mesure avec Lady Macbeth. Gautier, Dumas, Delacroix, Guizot, Michelet, Balzac, parmi d’autres, lui opposent une figure féminine consolatrice, Odette de Champdivers, tendre maîtresse du roi. Par souci des convenances, une gravure du manuel d’histoire de Lavisse la métamorphose en vieille nourrice, substitut de la mère indigne.

Isabeau de Bavière, de Christine Rérat-Maintigneux

« La France signe les préliminaires de la paix », d’Ange-Louis Janet — Janet-Lange (1871)

La défaite de Sedan réactualise le honteux traité de Troyes, avec les Prussiens dans le rôle des Anglais, et alimente l’esprit de revanche. Cette fois, c’est l’homme héroïque, Thiers, qu’on dresse face à la traîtresse allemande. Lorsque la IIIe République rend l’enseignement laïque et obligatoire, la condamnation est sans appel. Alors qu’elle n’a ni reconnu ni proclamé l’illégitimité de son fils, 83 % des manuels scolaires lui reprochent d’avoir livré la France aux Anglais. En fait, le traité n’a jamais été appliqué, car Henry V a précédé Charles VI dans la mort de quelques mois. La statuaire met face à face « la honte et l’honneur », Isabeau et Jeanne d’Arc. « L’arbre Isabeau recouvre la forêt des désordres et compromissions du temps. » Modèle d’élégance et de dévergondage, dépensière, gaupe, truie couronnée, sur scène et dans les romans Isabeau incarne le goût des plaisirs, les intrigues amoureuses, la trahison, en somme « la beauté au service du mal ». En 1938, le journal Gringoire, qui tire à plus de six cent mille exemplaires, publie en feuilleton Isabeau de Bavière, le roman xénophobe et misogyne de Paul Morand, qui a pu inspirer le défaitisme de Paul Reynaud. Dans L’Action française, Charles Maurras met en garde contre « le poison britannique », l’ennemi héréditaire n’a pas changé depuis Azincourt. Dans une feuille clandestine, Le Français, la reine maudite sert à dénoncer la veulerie du gouvernement de Pétain. À la Libération, l’amie conspuée des Anglais par Vichy devient Isabeau la collabo. À partir de 1945, la légende noire persiste, mais l’image commence à s’éroder. La reconstruction de l’Europe passe par l’apaisement de la narration historique, Isabeau devient un détail démodé et inutile, qu’on croise encore parfois dans des feuilletons télévisés. Au cours des années 1980, la refonte des programmes scolaires opère une contraction si forte que le règne de Charles VI n’y a plus sa place.

Au fond, conclut l’ouvrage, Isabeau avait abrité les Valois, en concentrant sur sa personne tous les reproches et accusations qui auraient entaché la monarchie, un roi fou, une guerre civile, un prince assassin, la défaite, le traité scélérat. La victime de maltraitance est devenue bourreau. Aujourd’hui, il arrive encore qu’on l’exhume pour la remettre au service d’une cause politique, notamment à l’extrême droite contre les partisans de l’Union européenne. Diagnostic final sur ces « mille nuances de déshonneur », son adhésion au traité de Troyes, faute autant symbolique que politique, a permis de la figer dans une posture négative aux multiples combinaisons ultérieures, car, ce faisant, « elle brise ce que la nature comme la tradition confie à toute génitrice, défendre ses petits ». Pire, « elle a commis une rupture anthropologique de la maternité ». Artistes, romanciers, historiens, chassez le naturel…

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