Combien sont les livres de théorie littéraire qui prennent au sérieux la question de l’écriture au point d’inventer une forme qui leur est propre ? Si Changer la vie par nos fictions ordinaires, de Nancy Murzilli, se lit comme un roman, c’est que son plaidoyer théorique en faveur de la fiction ménage à ses lecteurs et lectrices l’espace d’un investissement tout à la fois intellectuel, affectif et ludique.
Nancy Murzilli, Changer la vie par nos fictions ordinaires. Premier Parallèle, 200 p., 18 €
Théoricienne de la fiction et philosophe, Nancy Murzilli ne sépare pas les interrogations qui animent ses recherches des pratiques, des enjeux et des problèmes de la vie ordinaire. Les aléas de l’amour et de la vie de couple, la délicate conciliation des activités professionnelles et privées, les amitiés qui s’étiolent, les proches qui disparaissent, le désir de faire communauté ou de cultiver son jardin : autant de questions que son essai aborde sans pesanteur, parce que ce sont elles qui donnent sens à l’existence.
Pour les penser, l’autrice dispose d’un fabuleux sésame : la fiction, qu’elle définit comme l’ensemble des productions de l’imagination. Nancy Murzilli déplace ainsi les débats contemporains sur la fiction : s’écartant d’une approche de la notion en termes de représentation ou de désengagement assertif, elle choisit d’étudier la fiction dans son rapport à l’action plutôt que sous l’angle de son lien au réel. Les fictions, écrit-elle, sont avant tout « des plans pour le futur ». « Si la fiction construit le réel, elle n’a pas à être évaluée à l’aune d’un réel ou d’une vérité qui lui serait préalable. »
Cette réflexion sur les usages de la fiction est largement influencée par l’esthétique pragmatiste et par la philosophie du langage ordinaire, de Dewey à Wittgenstein, Austin et Searle. Ce qui, dans la fiction, intéresse au premier chef Nancy Murzilli, c’est sa performativité : sa capacité à faire advenir ce qu’elle énonce et ainsi à « changer la vie ». Fictionner, explique-t-elle, est un jeu qui se pratique à plusieurs. Il contient en puissance le pouvoir de réinventer l’existant et de transformer l’avenir. Fictionner, c’est aussi produire des récits qui excèdent très largement le cadre restreint des productions esthétiques : c’est parler aux fantômes ou à son tigre en peluche, jeter ou conjurer un sort, réécrire son histoire familiale ou son roman d’amour, coopérer avec d’autres dans le cadre d’un jeu de rôle.
L’écriture théorique devient alors l’occasion de se ressaisir de certaines expériences de pensée ordinaires et d’en proposer de nouvelles aux lecteurs et lectrices en détournant malicieusement la forme du manuel pratique. « Exerçons-nous à lire notre avenir amoureux », à communiquer avec les morts ou à « rééquilibrer le jeu de forces entre ennemis », suggère ainsi Nancy Murzilli dans les travaux pratiques qu’elle propose à la fin de chaque chapitre. À charge pour chacun et chacune de prolonger sa réflexion en la tissant à sa propre existence.
Tisser la théorie et l’expérience, c’est aussi ce que met en œuvre la forme de ce livre, qui inclut des anecdotes tirées de la vie de l’autrice. Dans ce dispositif théorique et ludique, la lecture du tarot occupe une place centrale. Depuis une vingtaine d’années, raconte Nancy Murzilli, elle est l’occasion d’échanges avec sa mère. À partir de cette expérience de pensée partagée, Changer la vie par nos fictions ordinaires formule une hypothèse : la fiction peut être envisagée sur le modèle des pratiques divinatoires, en tant qu’elle permet de se projeter dans de nouveaux possibles.
Dans le tarot comme dans cet essai de théorie littéraire, on ne lit jamais l’avenir qu’avec l’aide du passé. La divination suppose, en amont du tirage, de « charger » les arcanes grâce auxquels on entend répondre aux questions que se pose le consultant ou la consultante. Charger les arcanes signifie y déposer un peu de son histoire et de son savoir, de les investir, d’y superposer des souvenirs et des références pour inviter leurs symboles dans sa vie. Nancy Murzilli, de la même manière, charge les questions théoriques qu’elle pose sur la table d’écriture avec ses expériences, les discussions qui l’ont nourrie, les œuvres qu’elle a vues ou lues, les souvenirs et les rêves qui l’habitent, les morts qui lui font signe, en même temps qu’elle invite la fiction dans sa vie. Et c’est parce que le tarot est pour elle tellement chargé de sens et d’affects – elle ne lui doit rien de moins que sa rencontre avec le grand amour – qu’il sert si bien sa réflexion sur les pratiques fictionnelles.
Changer la vie par nos fictions ordinaires ne construit donc pas seulement une proposition théorique et un manuel d’expériences de pensée. Si l’essai a souvent le charme de la fiction, c’est aussi que, comme elle, il construit un personnage. Ce personnage est celui d’une théoricienne à la fois inquiète de l’état du monde et résolument confiante dans les pouvoirs de la fiction, lectrice de sciences humaines et sociales et fascinée par l’ésotérisme, fervente défenseuse de l’amour romantique et des recettes du storytelling d’entreprise appliquées à la vie de couple. C’est celui d’une joueuse alerte dont le plaisir à manier les mots, les possibles, l’humour, les références savantes comme les lectures d’enfance, est manifeste et communicatif. C’est enfin celui d’une chercheuse dont le travail gravite sans cesse autour d’une même question : celle du lien que les fictions permettent de tisser avec autrui.
Ce n’est pas la moindre des audaces de ce livre que de placer l’amour au cœur d’un ouvrage de théorie littéraire. Amis et compagnons, mère, fils, frère ou voisins, doudous et défunts sont convoqués tour à tour pour tenter de cerner ce que ces relations doivent à l’exercice de l’imagination. De là peut-être le recours insistant à ce « nous » qui, dès le titre, revient sans cesse sous la plume de Nancy Murzilli, comme pour lancer un pont entre le « je » de l’anecdote autobiographique et le « vous » auquel s’adressent ses exercices.
Ce « nous » à géométrie variable pose la question de son extension – de celles et de ceux qu’elle inclut, de celles et de ceux qu’elle échoue peut-être à inclure. Des lecteurs, des lectrices pourraient ne pas se reconnaître dans toutes les expériences de pensée dont la théoricienne présuppose qu’elles sont des fictions partagées, dans les enjeux et les préoccupations qu’elles recouvrent. Il n’en reste pas moins qu’un tel dispositif donne envie de se prêter au jeu. Il donne envie de croire, le temps de la lecture au moins, en la force divinatoire des fictions que chacun, chacune se raconte – quitte à suspendre provisoirement la question des conditions concrètes qui permettent ou non aux possibles de s’actualiser dans le réel.