Avant que son nom, associé à celui de Felwine Sarr, ne fasse frémir la plupart des conservateurs des musées de France, Bénédicte Savoy était une spécialiste reconnue des « saisies révolutionnaires » effectuées par les troupes françaises en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle. Le fait que son dernier ouvrage ait été rédigé en allemand et publié à Munich deux ans avant d’être rendu accessible au public français dit quelque chose non seulement de son cheminement intellectuel personnel, mais de l’évolution de l’histoire de l’art sur ces sujets.
Bénédicte Savoy, Le long combat de l’Afrique pour son art. Histoire d’une défaite post-coloniale. Seuil, 304 p., 23 €
Lorsque, il y a une vingtaine d’années, Bénédicte Savoy présentait sa traduction française des Descriptions de tableaux de Friedrich Schlegel (parue en 2001 aux éditions de l’École des beaux-arts), sa position n’était pas encore aussi critique qu’elle l’est devenue par la suite. Résidant à Paris entre 1802 et 1804, Schlegel, écrit-elle, « fait l’expérience époustouflante et unique du musée Napoléon » où sont effectivement réunis, pour quelques années encore, tous les chefs-d’œuvre de l’Europe occupée, libérés des mains des tyrans afin de pouvoir être librement admirés dans la seule patrie libre du continent, suivant la rhétorique de la révolution française, elle-même inspirée par les thèses du père – allemand de naissance et italien d’adoption – de l’histoire de l’art, Johann Joachim Winckelmann.
L’épisode est connu et a été abondamment étudié, par l’intéressée elle-même, dans sa thèse sur le patrimoine annexé publiée en 2003 par la Maison des Sciences de l’Homme, par Dominique Poulot, comme, plus récemment, par Krzysztof Pomian, et cela jusque dans ses ultimes conséquences : les restitutions à partir de 1814-1815, et le développement subséquent de musées nationaux sur le modèle plus ou moins avoué du Louvre qui avait préalablement spolié les œuvres qu’ils entreprirent ainsi de rassembler. L’histoire que retrace Bénédicte Savoy dans Le long combat de l’Afrique pour son art est en revanche celle « d’une défaite post-coloniale » quasiment oubliée. Les demandes de restitution des biens culturels africains, soutient l’historienne de l’art, ne sont pas un fait nouveau. Des intellectuels, des gouvernements, et même des dirigeants d’organisations internationales, les formulaient déjà dans les années 1960-1970, et pas uniquement auprès de leurs anciennes tutelles coloniales.
Le cas le plus inattendu qu’examine Bénédicte Savoy est sans doute, à cet égard, celui du Nigeria, qui s’adresse en ce sens aux musées de la République fédérale d’Allemagne dès 1972. Leurs représentants ont alors beau jeu d’opposer qu’au contraire de leurs homologues européens, leurs musées n’ont pas mal acquis leurs collections ; ce que le dépouillement des archives infirme, prouvant au passage qu’ils le savaient déjà puisque ce sont eux qui constituèrent lesdites archives. « Au milieu des années 1970, les choses sont claires, conclut Savoy : en matière de provenance, les musées mentent aussi. » Comme sont clairs « les schémas institutionnels » qui contribuent à l’élaboration de ce mensonge, lequel permet, en bout de chaîne, d’alimenter « l’amnésie coloniale » autour de ces enjeux.
Compte tenu des antécédents de carrière d’un certain nombre de responsables des institutions muséales allemandes de l’époque, souligne Bénédicte Savoy, « on peut légitimement se demander si l’attitude hostile des Musées de Berlin-Ouest à l’égard de la première demande du Nigeria n’est pas déterminée aussi par la pensée raciste de l’ère nazie ». Ce qui est certain, c’est que l’esprit de corps régnant est suffisamment puissant pour réduire au silence les tentatives – pourtant bruyantes – du seul de leur collègue qui prenne à ce moment-là la défense des restitutions, « Herbert Ganslmayr, jeune africaniste et nouveau directeur du musée d’Outre-mer (Übersee-Museum) de Brême ».
En dépit de l’écho que les prises de position de Ganslmayr rencontrent dans la presse, voire chez quelques responsables politiques, la résistance des conservateurs est plus forte et leur discours mieux rodé. Leur thème favori est celui de l’exagération : l’un impute ces demandes au « sentiment parfois exagéré de leur propre dignité » dont font montre les requérants en question ; un autre estime qu’« en exagérant le “vol” et le pillage pendant l’époque coloniale et l’occupation » on tronque l’histoire et on trompe l’opinion. Dans tous les cas, l’intégrité des collections muséales est en péril – un péril qu’il s’agit précisément d’exagérer, y compris en déformant les propos du directeur général de l’UNESCO, Amadou-Mahtar M’Bow, lorsqu’il suggère en 1978 de faire preuve sur ce dossier de lucidité historique et de discernement patrimonial.
Au cours des deux décennies suivantes, analyse Savoy, les adversaires des restitutions trouvent un renfort inattendu dans les mesures d’ajustement structurel imposées aux économies des pays africains qui sapent durablement leurs capacités à maintenir les véritables politiques culturelles qui avaient été jusque-là le fer de lance de leur développement national et international dans le sillage des indépendances. Cette « chape de silence » fit étonnamment office de conservatoire de l’argumentaire anti-restitutions, comme si une mémoire en avait vaincu une autre. Les schémas d’autrefois ressurgissent en effet aujourd’hui quasiment à l’identique : toutes les œuvres d’art africain n’ont pas été acquises par les armes (argument de la complexité historique), les nations qui les réclament ne sont plus celles qui les ont produites (argument de la légitimité politique), les musées d’Europe qui les ont conservées avec tant de soin jusqu’à présent seront vidés de leur substance (argument de la compétence scientifique), sans rien dire de l’argument juridique consistant à opposer le principe d’inaliénabilité des collections à l’aliénation des cultures qui ont été privées de leurs œuvres.
Or, cette rhétorique, où « le motif du bon gardien […] alterne avec celui du parfait tuteur », avait été battue en brèche par Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet dans Les statues meurent aussi dès 1953 (bien que le film ne reçût qu’en 1964 son autorisation de diffusion, et encore dans une version remaniée). Au Royaume-Uni, elle l’avait été en 1971, lorsque, filmant les réserves du British Museum pour You Hide Me, Nii Kwate Owoo avait découvert, effaré, l’état de conservation déplorable dans lequel les œuvres en question étaient maintenues, sans rien dire de leur valorisation. Entre ces deux dates, le poète sénégalais Paulin Joachim publia en septembre 1965 dans Bingo, le mensuel dakarois francophone qu’il dirigeait, un éditorial au titre sans équivoque : « Rendez-nous l’art nègre ». Le texte suscita aussitôt l’inquiétude des collectionneurs français, qui s’en ouvrirent à leurs amis conservateurs (en ce cas aussi, les archives se retournent contre leurs auteurs).
Il faut dire que Paulin Joachim y pastiche leur discours avec une ironie sagace. « Nous avons pillé pour préserver les productions artistiques du monde noir contre les vers et les termites, contre la fumée des cases. Les Africains nous doivent au contraire une gratitude infinie pour le travail que nous avons entrepris. Ils nous doivent la survivance de leur art traditionnel qui illustre aujourd’hui, aux yeux de tout le monde, leur génie longtemps contesté. » Mais le poète anticipe aussi bien les résistances que les alliances lorsqu’il ajoute que « la récupération légitime de nos arts plastiques pourra bouter le feu à ce mensonge historique et nous donner un peu de l’orgueil de la Grèce, mère des Arts, elle aussi spoliée ». De fait, le premier pays européen à s’être associé aux demandes africaines en la matière fut la Grèce.
C’est à Winckelmann que l’on doit en Europe d’avoir imaginé pour elle un berceau artistique commun à un moment, le XVIIIe siècle, où celle-ci découvrait combien le monde recélait de cultures différentes et d’arts étrangers. La Grèce fut ce berceau, et la liberté la condition politique de son essor artistique, assurait Winckelmann. Les révolutionnaires français imaginèrent à sa suite qu’en « libérant » les chefs-d’œuvre de l’Europe, ils lui rendaient cette liberté. Sur ce chapitre, le mot de « révolution » conservait encore son ancienne signification, celle de la restauration d’un ordre originel, d’un certain ordre du monde, bouleversé par les despotes. Paradoxalement, la restitution pourrait aujourd’hui constituer une restauration de cet ordre, pour ne pas dire qu’elle parachèverait l’esprit du processus enclenché lors de la Révolution.