Voix de Syrie
En 2016, l’Union européenne et la Turquie signent un « accord migratoire », renouvelé en 2021. En échange d’importants fonds européens, Ankara s’engage à freiner, en coopération avec Frontex, les migrations vers le territoire européen et à accueillir tous les réfugiés refoulés de Grèce. De la même manière, la communauté internationale finance le Liban et la Jordanie pour le maintien des réfugiés sur place. Ce sont actuellement les possibles retours forcés des réfugiés syriens de Turquie ou du Liban vers la Syrie qui inquiètent les ONG, le HCR (Haut Commissariat pour les réfugiés) et les organisations de défense des droits humains. Réunissant deux sociologues, Mustapha El Miri et Delphine Mercier, et un géographe, Kamel Doraï, spécialistes des questions migratoires en lien avec les marchés du travail et l’habitat, Comment l’Europe a sous-traité « l’encampement » des réfugiés syriens au Moyen-Orient se concentre sur la situation de ces millions d’exilés syriens, réfugiés en Jordanie et au Liban depuis 2011, devenus une « monnaie d’échange » dans le « jeu géopolitique euro-méditerranéen ».
Mustapha El Miri, Delphine Mercier et Kamel Doraï, Comment l’Europe a sous-traité « l’encampement » des réfugiés syriens au Moyen-Orient. Le Bord de l’eau, 192 p., 14 €
Quelles sont les perspectives de ces exilés dans des pays où ils se trouvent marginalisés et maintenus dans une grande précarité et dépendance, en raison notamment des politiques d’accueil de ces pays, non signataires de la convention de Genève et devenus « garde-frontières de l’Europe » ? Ce livre offre un tableau synthétique de la situation des exilés syriens au Liban et en Jordanie. Il ne se concentre pas uniquement sur « l’encampement », largement traité par les sciences sociales, mais plus globalement sur l’articulation formel/informel et sur l’instabilité durable dans laquelle se retrouve les exilés syriens installés dans les pays voisins.
Mustapha El Miri, Delphine Mercier et Kamel Doraï donnent ainsi à voir une réalité bien souvent occultée par les médias occidentaux : les pays voisins de la Syrie, tels que la Turquie, le Liban ou la Jordanie, constituent les premiers pays vers lesquels se dirigent les réfugiés syriens. Compte tenu des difficultés qu’il y a à demander l’asile en Europe, nombreux sont les exilés syriens qui s’installent dans les pays frontaliers de la Syrie. « Le Liban et la Jordanie peuplés respectivement de 6 millions et de 10 millions d’habitants ont accueilli avec la Turquie plus de 5 millions de réfugiés syriens. » Cela permet aux chercheur.e.s de relativiser « la part prise par la France et l’UE ». « La capacité d’accueil est variable et n’est pas fonction de la richesse des pays ou du nombre réel de réfugiés. »
Les auteur.e.s partent d’un paradoxe : « à l’inverse de ce qui se passe dans les pays “riches”, la présence des réfugiés au Moyen-Orient, principalement en Turquie, Jordanie, et au Liban est largement supérieure à leur présence dans le débat public ». Ce dernier constitue le point de départ de leurs réflexions et de leurs recherches en Jordanie et au Liban. Ils invitent à décentrer les regards, des médias occidentaux notamment, trop tournés vers la construction et l’alimentation d’un « problème migratoire » en Europe. Pour cela, ils s’orientent vers une meilleure compréhension du quotidien des réfugiés dans ces deux pays, de leur situation politique et économique ainsi que de leurs perspectives.
Comme l’indique le titre de l’ouvrage, Mustapha El Miri, Delphine Mercier et Kamel Doraï pointent du doigt la responsabilité de l’Union européenne dans le sort réservé aux exilés syriens dans la région moyen-orientale. Ces terrains en Jordanie et en Syrie donnent à voir en filigrane les politiques de l’Union européenne en matière d’asile et notamment ses stratégies d’externalisation. L’échelle locale privilégiée ici est toujours contrebalancée par des mises en perspective et un postulat fort qui est celui de la nécessité de s’interroger sur la responsabilité internationale. « Plusieurs gouvernements européens se sont lancés dans une opération de financement, de sous-traitance du contrôle des frontières européennes externalisées jusqu’au Moyen-Orient, par les pays voisins de la Syrie, le Liban, la Jordanie, et la Turquie. »
Dans cette perspective, le premier chapitre, assez technique, dû à Delphine Mercier, dresse un tableau de la gestion de l’asile en France ; elle reconstruit le parcours, tortueux et difficile, du demandeur d’asile, permettant au lecteur de s’y retrouver dans la diversité des acronymes des institutions par lesquelles le réfugié doit passer. Elle pointe surtout du doigt les défaillances de ce système, notamment à travers les épisodes liés aux réinstallations depuis la Grèce ou l’Italie. La réinstallation ici décrite consiste à accueillir en France des réfugiés particulièrement vulnérables arrivés en Grèce ou en Italie en fonction de critères précis. S’il est difficile de faire immédiatement le lien avec les six autres chapitres, on comprend pourtant en creux la nécessité de penser ensemble la situation des exilés au Moyen-Orient et l’échec de l’Europe à prendre sa part dans l’accueil de ces déplacés forcés et son entêtement dans une « forme de distanciation déresponsabilisante ».
Cet ouvrage s’inscrit dans un champ de recherches dynamique portant sur les bouleversements démographiques des régions moyen-orientales, marquées par les mouvements de réfugiés palestiniens et irakiens, mais aussi par des migrations de travail venues des pays de la zone, mais également d’Asie du Sud et d’Afrique subsaharienne notamment. Les auteur.e.s invitent les sciences sociales à prendre davantage en charge la « question du travail, essentielle dans le parcours des réfugiés » et à s’interroger sur l’insertion des réfugiés dans le marché du travail.
Mustapha El Miri, Delphine Mercier et Kamel Doraï analysent les politiques d’accueil de la Jordanie et du Liban, leurs similitudes et leurs différences liées à leur histoire. Le Liban, par exemple, refuse la création de nouveaux camps, contrairement à la Jordanie, connue pour ces deux camps gigantesques que sont Zaatari et Azraq. Les exilés syriens louent, souvent à des prix très élevés, des logements dans les camps palestiniens déjà existants. Ce livre témoigne ainsi de la nécessité d’adopter une approche diachronique. D’une part, l’accueil des Syriens se comprend mieux si l’on regarde les modalités de l’accueil des réfugiés palestiniens dans les années 1950, puis irakiens à partir des années 2000. D’autre part, la migration syrienne dans ces pays ne date pas du début du conflit syrien. Il existait des « réseaux transnationaux bien établis », des « mobilités transfrontalières » et un accès au marché du travail relativement libre, mais désormais « le statut de réfugié reconfigure les positionnements de ces derniers », largement déclassés. Les deux pays soulignent que « l’accueil ne peut et ne doit être que provisoire ». Les auteur.e.s passent ainsi en revue les mesures qui contribuent à la relégation de ces populations à la marge. L’instabilité se trouve accentuée par « la dépendance vis-à-vis de l’aide internationale et la pression administrative qui poussent [les réfugiés syriens] dans la clandestinité et l’informel ».
L’ouvrage donne finalement un aperçu succinct et nécessaire des modalités de gestion de crise de la Jordanie et du Liban, mais on regrette que certaines des questions annoncées en introduction, comme le rapport avec les sociétés d’accueil, ne soient pas plus approfondies. En outre, quelques notes de terrain retranscrivent des expériences individuelles d’exilés syriens dans ces sociétés, illustrées par de beaux dessins de Pauline Piraud-Fournet ; mais il semble plus que jamais nécessaire d’articuler davantage les mises au point théoriques à des vécus concrets.