Aux limites de la fiction

Paraissant quelques semaines après Le passager, Stella Maris raconte la même histoire, mais de manière complètement différente. C’est donc un roman complètement différent. Là où, à l’intérieur du cadre romanesque, Le passager manifestait une très grande liberté, Stella Maris apparaît presque comme un anti-roman, puisqu’il est constitué uniquement des dialogues entre l’héroïne, internée dans une institution psychiatrique, et son thérapeute. Comme ces conversations portent souvent sur la nature du monde et des mathématiques, le livre n’est pas loin de l’essai métaphysique. Pourtant, Cormac McCarthy a bien écrit un roman, c’est-à-dire un livre qui émeut et fait réfléchir au moyen de l’histoire de personnages fictifs (en l’occurrence, un seul, mais quel personnage !). Stella Maris fait réfléchir si profondément, sa composition est si subtile qu’il émeut profondément, mais il nous fait aussi vaciller au bord de gouffres existentiels et littéraires, sous des espaces noirs où ne brillent que quelques balises, telle Stella Maris, autre nom de l’étoile Polaire.


Cormac McCarthy, Stella Maris. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Paule Guivarch. L’Olivier, 256 p., 21,50 €


Un frontispice donne quelques éléments de contexte : une note tapée à la machine, avec une date, 1972, et un lieu, l’« établissement de santé laïc destiné aux patients atteints de troubles mentaux » Stella Maris, à Black River Falls, Wisconsin. La note décrit « une jeune Juive/Blanche de vingt ans. Charmante, éventuellement anorexique. Visiblement arrivée dans l’établissement il y a six jours, en bus et sans bagages. […] La patiente prépare un doctorat de mathématiques à l’université de Chicago et a été diagnostiquée schizophrène paranoïde avec une très ancienne étiologie d’hallucinations visuelles et auditives ». Du soignant, on ne disposera que de quelques lambeaux biographiques, insuffisants pour faire de lui un personnage. Il n’est qu’un élément dialectique permettant à Alicia Western de réfléchir sur qui elle est, et de parler de sa vision du monde.

Stella Maris, de Cormac McCarthy : aux limites de la fiction

Avec ce dispositif radical – il n’y a même aucun verbe introducteur de paroles –, Cormac McCarthy rôde aux limites du roman. Des personnes réelles s’y glissent, essentiellement des physiciens et des mathématiciens, dont Alexandre Grothendieck, qui partage beaucoup de traits avec l’héroïne, ou le pilote de Formule 1 Jochen Rindt, champion du monde à titre posthume en 1970, ami de Bobby, le frère d’Alicia, qui partage avec lui un accident en miroir. Ces êtres réels sapent la fragile nature fictionnelle du livre, de même que les hallucinations d’Alicia (qu’elle appelle des « personnages ») menacent la conception habituelle de la réalité. Pour qui a lu Le passager, presque tous les faits rapportés dans Stella Maris sont déjà connus et, leurs dates de publication respectives invitant à lire les deux romans dans cet ordre, la force dramatique tend alors vers zéro. L’intérêt du livre est ailleurs.

Pour Alicia, enfant précoce, mathématicienne géniale, logicienne fulgurante adepte des raccourcis et des chemins de traverse, le monde est fondamentalement menaçant : il « n’a rien créé de vivant qu’il n’ait l’intention de détruire ». Un rêve représente cette intuition. Par un judas, Alicia regarde un portail et derrière ce portail se tient une présence terrifiante qu’elle appelle « l’Archatron ». Alors, la jeune fille doit chercher le moyen de tenir à distance l’« horreur à peine contenue sous la surface du monde ». Ces boussoles dans les ténèbres, déjà évoquées dans Le passager, sont développées ici. La musique, à travers un violon Amati à l’achat duquel Alicia a consacré l’héritage de son grand-père, « la plus belle chose [qu’elle ait] jamais vue ». Les mathématiques, vrai champ pour l’intelligence, alors que celle du verbe reste limitée : « les mots sont des choses qu’on fabrique. Pas les mathématiques ». Et l’amour pour son frère, évident, absolu. Mais, bien que lui aussi amoureux, Bobby garde un pied dans la vie ordinaire : il n’a pas voulu franchir le tabou de l’inceste. Même les mathématiques se révèlent finalement friables. Dans la thèse d’Alicia, « l’analyse était passée du formel au structurel et de là remettait la discipline elle-même en question ». À vingt ans, elle abandonne les mathématiques, peut-être comme Rimbaud a abandonné la poésie : parce qu’elles ne pouvaient contrebalancer l’horreur du monde.

Stella Maris, de Cormac McCarthy : aux limites de la fiction

Black River Falls, dans le Wisconsin (2012) © CC BY-SA 3.0/Royalbroil/WikiCommons

Peu à peu, on découvre ce qu’est vraiment Stella Maris et sa réussite devient évidente à la fin : on a suivi le cheminement intellectuel et émotionnel qui a conduit Alicia à l’issue choisie dans les premières pages du Passager. Ce cheminement est magnifique car Alicia l’est elle-même, terriblement fragile parce que terriblement forte. Ses failles se comprennent et se justifient clairement dans les dernières pages, par accumulation.

Le chemin du lecteur n’est pas que pavé de roses. Faire parler sur 250 pages un personnage génial est une gageure. Quand elle expose la nature du monde, Alicia donne parfois des leçons. C’est qu’alors la nécessité d’expliquer fait écrire à contre-emploi le romancier de l’ellipse, de la condensation allusive. Par instants, Stella Maris montre a contrario comment McCarthy touche juste dans ses autres livres. Mais ce roman illustre aussi ce qui fait sa force : le sens de la formule et du tac au tac dans le dialogue, un humour tordu vers l’absurde, la connotation écrasant la dénotation pour donner le sens réel de ce qui s’est dit. Comme ici, où le psychologue s’intéresse aux hallucinations de la jeune femme : « Que sont devenus vos familiers quand vous êtes entrée à l’université ? – Ils se sont pointés deux semaines plus tard. Ils sont venus en bus. – Vous croyez vraiment qu’ils sont venus en bus ? – Est-ce que je crois vraiment qu’ils sont venus en bus. »

Stella Maris, de Cormac McCarthy : aux limites de la fiction

Lycée désaffecté à Black River Falls, dans le Wisconsin (2009) © CC0/Iulus Ascanius/WikiCommons

Une vision globalement pessimiste du monde n’empêche pas le surgissement de la beauté. Lors d’une promenade sur la plage, à la vue d’une lune double, Alicia estime qu’au lieu d’être considérées comme peu fiables et trompeuses « les choses composées de lumière […] ont besoin qu’on les protège », de même que ses hallucinations. Ou quand elle découvre les mathématiques dans le bureau de son père : « J’adorais les équations. J’adorais les grands symboles sigma avec les indices de sommation. J’adorais le récit qui se déroulait sous mes yeux. Mon père est entré et m’a trouvée là et j’ai pensé que j’allais me faire gronder et je me suis levée d’un bond mais il m’a prise par la main et m’a reconduite à la chaise et m’y a installée et a examiné le problème avec moi. Ses explications étaient claires. Simples. Mais ça allait plus loin. Elles étaient remplies de métaphores ».

Stella Maris est un roman-limite. Prenant des risques pour interroger les limites de ce qu’on nomme la folie et qui, dans le cas d’Alicia, n’est peut-être qu’une armure contre l’angoisse cosmologique, le corollaire d’une trop grande lucidité. Les limites des mathématiques aussi ; paradoxalement, comme elles n’ont elles-mêmes pas de limites, elle ne peuvent servir à expliquer le monde.

Stella Maris, de Cormac McCarthy : aux limites de la fiction

L’étoile Polaire (Alpha Ursae Minoris, la plus brillante de la constellation de la Petite Ourse), aussi connue sous le nom de Stella Maris © CC0/DSS-Giuseppe Donatiello/WikiCommons

Sans le dire, Stella Maris met aussi en question les limites de la littérature. À propos des mathématiques, Alicia affirme : « Je pense qu’elles sont de la pure magie si on ne les comprend pas. À mesure qu’on en apprend davantage, elles deviennent moins magiques. Et puis à mesure qu’on se rend compte de façon évidente qu’on ne les comprendra jamais totalement elles redeviennent magiques ». On pourrait en dire autant de la littérature et de Stella Maris. Avec ce roman, Cormac McCarthy prouve encore une fois qu’il est un grand écrivain, poussant la littérature au point où l’on entrevoit ce dont nous protègent les murs de la fiction : à mesure qu’on tente d’expliquer le monde, il s’éloigne, il n’a ni limites, ni ordre. Et la littérature est donc à la fois le vertige et l’étoile dans le ciel grâce à laquelle, en levant les yeux vers elle, on peut le maîtriser : Stella Maris.

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