Écrits il y a plus de trente ans dans une sorte de fièvre amoureuse consécutive à une séparation, édités alors (en 1991 et 1994) par Pierre Peuchmaurd aux confidentielles éditions Myrddin, les poèmes d’amour fou d’Anne Marbrun reparaissent aujourd’hui, à l’enseigne de L’Oie de Cravan. L’autrice a peu publié et elle est sans doute méconnue par les lecteurs de poésie. La raison en est peut-être que, contrairement à tant de poètes qui font carrière, elle n’aura écrit des poèmes que sous le coup de la passion. André Breton préconisait « qu’on se taise quand on cesse de ressentir ». Nul doute qu’Anne Marbun aura fait sien ce principe moral de subordination de la poésie au désir, et spécialement au désir amoureux.
Anne Marbrun, Casus Belli suivi de La nuit, ça va. L’Oie de Cravan, 72 p., 14 €
Le livre est poignant, bouleversant. Il l’est parce qu’il évoque une rupture amoureuse, un amour trahi par l’aimé s’en allant, et un amour toutefois intact chez l’amoureuse abandonnée. Mais il l’est surtout, poignant et extrêmement émouvant, parce qu’Anne Marbrun ne raconte pas cette rupture frontalement, mais seulement à demi-mot. Demi-mots pourtant les plus beaux et les plus entiers qui soient puisque ce sont ceux de la lyrique amoureuse, des mots agrandis par l’amour qui les porte et devenus métaphoriques de tout autre chose qu’eux-mêmes. L’amour se dit à mots couverts, allusifs, mais tout semble faire allusion à cette puissance – comme déçue et aiguisée – de l’amour. Ce sont toutes les choses, vues ou imaginées, qui semblent exprimer un amour disparaissant et renaissant dans sa version absente.
Tout se passe comme si le souffle de la déflagration liée à la rupture amoureuse avait créé un vide qui aspire et inspire à nouveau l’amour. Car celui-ci perdure quelle que soit la souffrance. Nulle protestation, pas une once d’amertume ne préside à ces poèmes de l’amour trahi ; on est à mille lieues de la position victimaire, mais bien plutôt dans une sorte d’allégeance continuée à l’aimé, même si c’est la douleur qui est devenue la couleur dominante de l’amour. Il semble même, étrangement ou logiquement peut-être, que la souffrance semble s’accompagner d’une sorte de recrudescence du sentiment poétique des choses, comme si le déchirement intérieur que l’amoureuse ressent la laissait pantelante et aux aguets, dans une sorte d’affût poétique, de guet lyrique si l’on peut dire, qui lui fait voir le monde extrêmement tendu et vibrant. Sous la cendre de ce qui s’éteint d’une histoire commune et qui semble recouvrir le monde d’une grise mélancolie, continue de brûler la braise d’un amour gardé en réserve et qui ne demande qu’à se rallumer.
Dans l’un des poèmes en prose du recueil intitulé significativement « Même », comme pour dire le quoi qu’il en coûte de cette passion amoureuse, l’auteure dit l’inconditionnalité de son amour : « Même si à la fin tu disais pousse-toi, je n’y vois rien. Même alors, je t’aimerais. ». Pour autant, le propos des poèmes n’est pas que de soumission. Il est même parfois cruel et caustique. Le ton est à la fois mélancolique et ironique, échevelé et distancié. Il peut sembler surprenant que la révolte et la nostalgie, la rage et l’humour, la colère et la raillerie fassent ici bon ménage. Que le désespoir et la dérision, voire le sarcasme, trouvent leur place ensemble au sein de poèmes amoureux.
C’est que, en poésie comme ailleurs, l’humour est la politesse du désespoir. Cet humour transparaît dans des titres largement ironiques ; mais, plus généralement, tout au long d’une écriture dont le caractère automatique, dans l’association libre de ses images, cache mal une blessure à laquelle la poète semble vouloir se ressourcer en permanence. Derrière la gratuité apparente des images, se tient en effet un être blessé tout prêt à en découdre avec tout, qui s’expose à tous les dangers excitants du langage, dans une sorte de va-tout passionnel, une sorte de « rien ne va plus » ou de tabula rasa où l’auteure considère à nouveaux frais le monde, une fois son amour envolé. Car, son amour parti, c’est le monde entier qui est vacant et rendu à son absurdité folle, à ce non-sens ou ce nonsense où les images les plus extravagantes n’arrivent pas à la cheville du désespoir inédit par lequel et dans lequel le monde s’abîme.
« À part les frondaisons, les haruspices, les colin-maillards, je ne connais rien de très poétique. J’ai essayé de regarder les fleuves au coucher du soleil. Ils étaient couverts de petits cadavres, de sauvagines. J’ai débordé de reconnaissance, j’ai trouvé que c’était bien, enfin presque. J’ai collectionné les mouches. Il en fallait beaucoup, je n’avais pas le temps. J’ai eu des langueurs, des désespoirs. Parfois même, j’ai aperçu des ombres suspectes, flottant sur le moisi de souterrains merveilleusement énigmatiques. J’ai frissonné en effleurant les barreaux. Ta main, peut-être, ectoplasme aux yeux de soie qui pleurait dans mon cou. J’ai soulevé le grand drap de la mappemonde, j’ai vu des cafards écartelés entre les continents. Ce n’était pas assez. Il aurait fallu, je ne sais pas, un peu de brume, des roses bleues. »
En explorant ses gouffres intérieurs, en se mettant au diapason de sa propre douleur, Anne Marbrun, en poète accomplie et rare, semble trouver la force qui lui fait dresser les choses à la hauteur de son désir.